Rudy Kraken

par Pierre Souchon 20/01/2012 paru dans le Fakir n°(51 ) juin - août 2011

On a besoin de vous

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Elle paraissait bien mal barrée, la vie de Rudy. Le père alcoolique et tripoteur. La famille d’accueil. Et l’école républicaine pour l’enfoncer encore.
Et pourtant...

« Rudy Kraken ? » Le mec se retourne : « Oui ? » C’est bien Rudy. Vingt ans que je l’avais pas vu. Il est en train de trimballer des gros pots de fleurs, de vider la terre dans une camionnette, pelles et pioches à huit heures du matin, employé communal dans cette commune de l’Ardèche. « Comment ça va, rigolo ? » Je reste poli : il doit faire un mètre quatre-vingt-dix, le gaillard, avec des bras comme mes cuisses, des pectoraux sculptés sous son tee-shirt blanc, et son regard bleu qui perce. « Ben ça va… On se connaît ?
Ah ouais on se connaît ! On a grandi ensemble, on a dragué les mêmes minettes, on a fumé des clopes derrière l’église…
Hein ?
Ben ouais, et ta frangine c’est Sophia, et puis y a Jeanne, la plus jeune.
C’est quoi ce délire ? Tu… Ah ! Au Pradal, non ? Ouais ! Mais c’est le Souchon, putain ! Mon Pierrot ! Comment tu vas mon Pierrot ? »

Je me souviens quand Rudy il s’est pointé au village, j’avais sept ans et lui pareil. La première fois que je l’ai croisé, on a fait un foot dans le pré avec Tim et Julien, et il avait une espèce de casquette à visière vert fluo. Ça lui faisait un style détonant. Il était vachement sympa, et on était bien contents parce que maintenant au foot on pouvait faire des deux contre deux, ça évitait à Julien d’être goal tout le temps. Les parents de Tim et Julien ils faisaient famille d’accueil pour les gamins de la DDASS. C’est comme ça que Rudy est devenu mon voisin pendant plusieurs années, et ses frangines pareil.
« Et tu fais quoi alors, mon Pierrot ?
Ben je suis journaliste…
Ah c’est bien ! Et ça paye ?
Ah non, ça paye pas trop… Je sors quoi ?, je sors peut-être un petit smic par mois...
Putain ! C’est que dalle ! Moi je fais ma plaque, quoi, un bon 1 500… J’ai commencé à 19 ans, à la base, mais maintenant j’ai ma plaque, et puis bon, y a les à côtés, donc ça roule.
Dis donc t’étais rachto toi quand on était gamins, mais là t’as fait quoi ? »

Je lui en colle une dans le bide : c’est de la pierre. « Fais gaffe à toi !, il se marre. Non, c’est parce que je fais vachement de sport. Kayak et compagnie, et je m’occupe du club de foot. Et puis y a les pompiers, je suis pompier volontaire, donc je fais vachement de terrain, ça crève mais j’adore ça. D’ailleurs ça va commencer, là, la saison des feux, on se prépare…
Qu’est-ce t’as fait, quand tu t’es barré du collège ?
Ben ils m’ont envoyé dans la Drôme en BEP mécanicien. Ça me faisait chier, tu te rappelles j’étais pas un bon, en plus tu sais, je me bastonnais tout le temps avec les Arabes… Alors à force ils m’ont viré, j’ai pas fini mon BEP.
Là t’as un peu déconné, on m’avait dit ?
Ouais, ben j’ai continué à me castagner dans les balloches, à faire le con, et puis j’ai cambriolé quelques baraques… Ça a pas été bien méchant, j’ai pris des amendes et deux ans de sursis.
Ah c’est pas mal pour un mineur, non ?
Ouais, c’est pour ça que ça m’a calmé direct. Ils m’ont foutu en stage ici, réinsertion je sais pas quoi, et le maire m’a dit ‘j’en ai rien à foutre de ton passé. Tu bosses bien, je te garde. Mais si tu fais le con, un coup de pied au cul et dehors’. Voilà, depuis je suis là, et ça gaze. Bon faut que j’y aille mon Pierrot. La prochaine fois on s’en boit une, passe chez moi quand t’es dans le coin, j’habite à deux cents mètres.
Ça roule Rudy. » On s’embrasse.

En terrasse, je finis mon café dégueulasse. Y a une chanson de Renaud qui me revient d’un coup...
Il avait pas connu ses vieux
_ Il était d’l’Assistance
Ce genre d’école, pour rendre joyeux
C’est pas exactement Byzance.
Putain non c’était pas Byzance, la vie de Rudy. Il en avait pris plein sa gueule tout au début, le camarade. Rappelle-toi, Souchon. Rappelle-toi, petit con, rappelle-toi ce jour d’octobre, en sixième, où tu partais au gymnase, faire du sport avec ta classe… Avec le prof sympa, Michel… Les copains, y avait Rudy au milieu… Et la camionnette qui passe, sur la route, et le chauffeur qui fait un grand signe, et Rudy qui annonce vachement fier à tout le monde « c’est mon père ! » T’as fait quoi, toi ducon ? T’as dit « non, Rudy, c’est pas ton père ». Rudy avait baissé la tête un peu, et dans sa barbe qu’il avait pas on l’avait tous entendu raconter un truc comme « ouais, enfin c’est pareil »
C’était le voisin qui passait, le Jacquou, qui accueillait Rudy chez lui depuis quatre ans. Qui l’élevait avec sa Solange, c’étaient des parents. Mais il avait fallu que tu participes, toi aussi, à la gigantesque et permanente entreprise d’écrasement du Rudy. Pourquoi, connard ? J’essaye de me rassurer, maintenant, dans ces rues, en me disant que c’était un souci prémonitoirement journalistique de rétablir la vérité… D’être objectif et droit… De vérifier toutes les sources… Y avait pas de méchanceté chez moi, quand j’avais sorti ce truc, j’étais pas un gamin comme ça, c’est pas vrai. Et si je m’en rappelle vingt ans plus tard, c’est parce que tout de suite j’avais réalisé l’étendue dégueulasse du truc que je venais de commettre.

Il était d’l’Assistance
Ce genre d’école, pour rendre joyeux
C’est pas exactement Byzance.
Elles se pointent en haut des yeux, les larmes, maintenant. Parce que fallait voir, quand même, le Rudy, fallait imaginer son père alsacien en taule. Alcoolique complètement, qui avait surtout tripoté ses deux filles, et même beaucoup plus. Rudy on savait pas bien, il en parlait pas, mais enfin y avait des doutes c’était sérieux. Le papa il tabassait pas mal la maman quand il était saoul, et comme ça arrivait tous les jours, la mère à Rudy ça l’avait rendue cinglée. Elle faisait des très longs séjours à l’hôpital psychiatrique, dont elle sortait de moins en moins, enfin dont elle ne sortait plus, tabassée maintenant de cachetons. Cette bande d’Alsaciens ils avaient atterri en Ardèche comme tous les mecs du Nord dans le coin, parce qu’ils disaient que la misère était moins pénible au soleil. C’était la chanson, ça, parce que pour Rudy et les frangines ça avait été très pénible, en fait, le sud.

Ben ouais, Rudy. Ben ouais mon gars. Tu l’avais bien, la tête sous l’eau, mais tu vois : pas encore assez. Alors on te l’a enfoncée un peu plus. Au collège, et on ne t’a pas raté, tout de suite, clac ! Crachard, le père Crachard, cette saloperie de vieux beau, prof de maths et conseiller général socialiste d’un canton du coin de mon cul ? Ses clés, le trousseau de clés de sa belle baraque de vieux beau et de sa belle bagnole qu’il t’envoyait boum ! En pleine gueule mon pote ! Visé c’était visé ! Et de son burlingue en plus ! Après c’était un jeu presque, pour toi, d’éviter le lancer de Crachard et les clés chlac ! Elles claquaient métalliques contre le mur et Crachard te demandait de les lui ramener, et tu le faisais, et il disait « la prochaine fois Kraken, la prochaine fois ! », en te montrant du doigt. Sous-entendu je te raterai pas. Il était marrant vachement Crachard et on rigolait tous ! Le truc fendard aussi c’est quand il criait ton nom en faisant comme ça « Krrrrrââââkeuuuun ! » Il imitait l’accent allemand ! Parce que ton nom il faisait un peu boche ! Enfin un truc dans le genre, nous on était gamins, on savait pas trop. On imaginait.

Je les revois ces profs, tous ces profs qu’on avait au collège, tous bien de gauche, tous bien syndiqués, que je croise encore, dans des soirées MRAP, dans des débats organisés par la CGT, dans des cinémas arts et essais. Comme ils m’aimaient ces profs ! Moi mon gars ! Moi ils m’aimaient ! J’étais gentil, j’étais joli, j’étais très appliqué, et j’avais de très bonnes notes, j’étais le premier. La prof d’anglais, là, Madame Millot, qui nous faisait apprendre en septembre de sixième le verbe «  I want to ». Fallait pour le lendemain compléter la phrase, fallait s’entraîner. Rentré chez moi faire mes devoirs, j’avais cherché dans le vieux dictionnaire bleu français-anglais de mon père et j’avais trouvé le mot, tu vois le mot, que je connaissais pas… Je la revois encore, Mme Millot, passer dans les rangs le jeudi, vérifier nos phrases à tous, faire ses corrections en vitesse… Arriver à mon niveau… Lire mon cahier… Et joindre les mains contre sa poitrine en disant avec un air de ravissement absolu alors vraiment total « ‘I want to be a writer !’ Il a marqué qu’il voulait être un écrivain !... »

Tu t’en souviens, Rudy ? T’avais même pas dû le compléter, toi, ton « I want to ». T’étais trop con pour ça, t’étais mauvais, et qu’est-ce que tu voulais, à part la paix ? Alors Mme Millot je la revois nettement, c’était le printemps, c’était encore en sixième, nous prendre tous dans la classe à témoin – elle allait nous en raconter une bien forte ! « Vous ne devinerez jamais ce qui m’est arrivé ce matin ! Je suis allé voir Madame Varloppe, la CPE, pour mettre quatre heures de colle à Kraken. Savez-vous ce que Madame Varloppe m’a répondu ? Madame Varloppe m’a dit que Kraken ne pouvait pas être collé, enfin ne pouvait plus être collé, parce qu’il est collé pour les deux mois qui viennent ! Tout le temps ! Il a un embarras de colles, m’a expliqué Madame Varlppe ! Alors nous avons convenu que dès que l’emploi du temps de collé permanent de Kraken le lui permettra, Madame Varloppe me préviendra, et il aura ses quatre heures de colle. Voilà ! » Et ouais mon pote, t’étais un naze, une vraie burne, et t’y passais tout ton temps au collège ! Assidu plus que le principal encore ! Le matin avant tout le monde et jusqu’à des heures pas possibles, à faire du rab, à bouffer de la colle et du pion ! Là ! Ça t’apprenait à vivre un peu ? Ou quoi ? Merde !

Mais ils auraient dû être là pour qui, je me demande aujourd’hui, ces profs ? Pour les Souchon, qui avaient tout, et plus encore ? Ou les Kraken, qui avaient que dalle ? Je sais pas trop, moi, les théories et les machins c’est pas bien mon truc, mais enfin j’ai l’impression c’est vague qu’un truc devait merder sérieux, pour que toi tu t’en prennes plein ta gueule et que moi c’était au pinacle qu’on me portait sans arrêt. Il en aurait fallu, des paquets de Millot autour de toi, et des sympas, à t’aider, à t’écouter, à t’escorter – moi on aurait pu en avoir rien à branler, ça aurait pas changé trop de trucs, je m’en sortais quoi qu’il arrive. Ou presque. Et non, tout l’inverse. Les mecs les profs avaient choisi, et ta tête sous la flotte ils la maintenaient bien.
Alors, j’étais content de te voir ce matin mon pote d’enfance, avec ta gueule de beau gosse, ta belle gueule de sportif, tes activités multiples dont je n’ai pas le quart, ton pognon dont je n’ai pas la moitié, ton bonheur qui éclate près de la brouette et des pots de fleurs. Au-dessus de moi, maintenant, une buse et tu planes, mon Rudy. Et qu’est-ce que tu les emmerdes. Byzance.

– Allô Mme Millot ?
Oui ?
Bonjour c’est Pierre Souchon. Je…
Pierre ? Qu’est-ce que ça me fait plaisir de t’entendre ! Qu’est-ce que tu deviens ?
Ah, vous vous rappelez de moi ?
Bien sûr ! Et de ta sœur, aussi, que j’ai eue en classe ! Alors ? Tu travailles ?
Oui, je suis journaliste… Et je vous appelle pour ça, justement, parce que ce matin j’ai croisé par hasard Rudy, Rudy Kraken. Vous…
Ah oui, Rudy ! Il était plutôt sympa ce gamin ! Il tenait beaucoup au ‘y’ à la fin de son prénom, je me souviens. Il ne fallait surtout pas mettre un ‘i’ ! Qu’est-ce qu’il fait ?
Du kayak, du foot, il est responsable d’un club… Pompier volontaire, aussi, et il est employé communal.
Ah mais il a plutôt bien réussi ! Ce n’était pas très bien parti, pourtant ! Alors que toi… Je me souviens que tu étais très rapide. Particulièrement rapide, tu avais toujours fini une demi-heure avant les autres, et tu laissais des bourdes ! (Rires.)
Ah ! Euh ! Mais je pensais à Rudy… C’était mon voisin, vous voyez, un copain d’enfance, et il avait un contexte familial super difficile…
Oui, je me souviens… Il était de l’Assistance ?
Oui, c’est ça… Mais je me rappelais que vous n’étiez pas très sympa avec lui… Vous, et tous les autres profs… Il était presque persécuté, vous le colliez sans arrêt… Et je me disais, quand même, pourtant, l’école elle est bien là d’abord pour les Rudy ? Ou pour les petits Souchon bien gentils ?
Très long silence.
Là, c’est toi qui me poses une colle… (Long silence.) Écoute, ce qui était important pour moi, c’est que celui qui était en face de moi apprenne quelque chose. L’apprentissage. Alors c’est vrai que la discipline, c’était très important, et que je punissais très sévèrement ceux qui perturbaient. Et peut-être bien Rudy, si tu me le dis. C’est bizarre, parce que j’ai plutôt un bon souvenir de lui. Mais c’est sûr… Je… Je ne me suis jamais préoccupée du social. (Silence.) Qu’est-ce que tu en penses ?

Qu’est-ce que j’en pense ?
Je suis rapidement passé « aux cerises qui ont presque un mois d’avance, cette année, les premières, les burlats.
C’est vrai !... s’est étonnée Madame Millot. Je serais bien contente que tu viennes prendre un café chez moi, Pierre, à l’occasion. » À l’occasion !

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Messages

  • Pierre,
    Merci pour ce billet. Merci d’en parler.
    Oui, l’école encense ceux qui n’ont pas tant besoin d’elle et engloutit parfois -trop souvent- sans une once de bienveillance ceux qu’elle devrait contribuer à faire pousser. Une de mes révoltes quotidiennes, fruit d’une histoire que nous avons en commun, et qui coule bien plus loin que le parvis de l’Éducation Nationale, inéluctablement.
    Merci pour tes plumes, beau volatile aux couleurs piquantes. Bon vol :-)