Merci les Bretons !

par Pierre Odilon 09/02/2008 paru dans le Fakir n°(34) Août - Septembre 2007

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Une porcherie de 16296 cochons devait s’installer à Cavillon, près de Picquigny.
Les habitants se sont révoltés, aux cris de « Pourquoi chez nous ? » Eh bien, parce que la Bretagne déborde de nitrates et qu’il lui faut donc délocaliser ses nuisances...

« Mettez votre nez là-dedans ! » Un moustachu me montre un dossier de plusieurs centaines de pages, intitulé « Mise aux normes "bien-être" du troupeau de truies allaitantes et extension d’un atelier naisseur-engraisseur. » En ce début d’été, la mairie de Cavillon est noire de monde. Sous le portrait un peu anachronique de Jacques Chirac, l’enquête publique bat son plein. Un éleveur de cochons du village souhaite faire de son exploitation, de taille moyenne, une super structure comptant plus de 16 000 bêtes, soit une des plus grandes de France. Les riverains, regroupés en association, sont furieux. « Y en a pour dix jours à tout lire !, reprend le moustachu. C’est trop complexe ! Ils savent très bien que 90 % des gens n’y comprennent rien ! »

Ce que 90 % des gens du coin savent très bien, en revanche, ce sont les ennuis qu’une porcherie géante entraîne. « Nous ne sommes pas d’accord pour faire la porcherie de 16 296 porcs, écrit une habitante de Cavillon sur le registre de doléances. Déjà avec celle d’ici on n’est pas gâtés car à cause des odeurs désagréables on ne peut pas ouvrir les fenêtres, accrocher le linge dehors, alors là ce n’est pas possible. On ne peut pas manger dehors car c’est une puanteur. »

Un peu plus loin : « Dévalorisée, empuantie, ce n’est pas ma seule maison que l’on ruine, c’est moi, mes proches. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? » Ou encore : « Ayant grandi à Cavillon, j’ai souffert de la mauvaise image due aux odeurs : moqueries et insultes de la part des passagers du car de ramassage. »
Une habitante doute : « J’espère que tout cela n’est pas une histoire de gros sous mais j’en suis tout de même persuadée. »

Fakir aussi. Mais c’est Bertrand qui, toujours dans le registre, pose la question clé : « La Bretagne sent mauvais. Pourquoi à notre tour devenir le cloaque de la Picardie ? »
Justement parce que pour le cochon breton, ça sent le roussi. Trop de porcs tue le porc. Alors, l’on assiste à une délocalisation d’un genre particulier, une délocalisation des nuisances. Et le complexe industrialo-alimentaire lorgne sur les espaces disponibles avec, cette fois, dans son viseur, les mornes plaines de Picardie...

étal à viande de la France

C’était il y a dix ans. Le Monde relevait, déjà, que « la Bretagne a atteint un point de saturation (...) Le niveau de pollution de l’eau et de l’air par le lisier y a en effet franchi les seuils critiques » (06/08/97). L’ouest de la France, la Mecque de l’élevage intensif depuis 1970, était à bout. « D’où la tentation pour les industriels, poursuivait le quotidien, d’exporter les nouveaux ateliers d’engraissage dans les régions qui ont de l’espace rural disponible pour épandre le lisier. »

Poitou-Charentes, Massif Central, étaient visés. Mais devant les protestations des habitants, les éleveurs avaient reculé, demandé, puis obtenu, quelques aides publiques, et tout était rentré dans l’ordre. La Bretagne, 7 % de la surface agricole nationale, une bricole, continuerait de produire 30 % de notre lait, 50 % de nos poulets, et 50 % de nos cochons. Voilà pour la vitrine : l’étal à viandes de la France.

Les coulisses, c’est que ces 14 millions de porcs valent « la pollution organique de 60 millions de personnes » ! (1) De la merde pleine de métaux lourds, de nitrates, d’azote, que l’on retrouve dans la terre, dans les rivières, après l’épandage du lisier. Les coulisses, ce sont des millions d’animaux invisibles au passant, élevés « hors-sol », gavés de chimie, de soja américain ou brésilien, bientôt OGM, dans des bunkers d’informatique, de robotique, d’acier inoxydable et de carrelage aseptisé. Cet univers concentrationnaire, qui sert une idéologie, le productivisme, et un seul but, le profit : l’industrie porcine bretonne rapporte des fortunes.

Aux éleveurs, d’abord : sur une année, entre 1995 et 1996, le revenu agricole breton augmentait de 8,4 %... Contre une baisse de 1,5 % dans les Pays de Loire, par exemple. Mais surtout à la grande distribution( voir encadré)...

Le bilan ? C’est une catastrophe écologique, qui se double d’un désastre social. Car le productivisme a détruit beaucoup plus d’emplois qu’il n’en a créés : en 1970, on comptait 800 000 élevages, avec 12 porcs par exploitation. Il en reste 19 000. Pour une production globale qui a presque doublé !
Mais surtout, la santé humaine est désormais menacée. En 2001, 37 bassins versants bretons étaient bourrés de nitrate, pointés du doigt par la justice européenne : cette eau néfaste, les gens la boivent... Il reste neuf bassins pollués aujourd’hui, et « quatre captages devront être fermés sur les rivières les plus exposées » (Le Monde, 07/09/07). Bruxelles menace la France d’une amende de 28 millions d’euros et plus, pour le non-respect par la Bretagne d’une directive limitant le taux de nitrate dans l’eau datant... de 1975.

ça fait désordre. D’où l’obligation, désormais, soit de diminuer la production et la consommation de cochons (mais une telle solution relève de l’hérésie économique), soit de déplacer le problème (c’est, d’après les décideurs, beaucoup plus raisonnable). Et voilà pourquoi débarque une méga-porcherie à Cavillon...

« Plus idiots qu’eux ? »

On comprend alors que Roger s’énerve dans le registre : « Les Bretons ne veulent plus de l’élevage concentrationnaire. Sommes-nous dans le canton de Picquigny plus idiots qu’eux ? » Non, simplement plus disponibles, et moins pollués. Quoique : selon le bulletin régional de l’Insee, « 87 % des communes picardes sont classées en zones vulnérables à la pollution par les nitrates (44% au plan national) ». Et l’étude conclut : « L’agriculture reste l’une des principales sources de danger pour l’environnement de la région. »

Les 5 000 signataires de la pétition anti-porcherie l’ont compris. Sous la pression, l’éleveur a retiré son projet, et promis de le présenter à nouveau dans quelques mois, « mieux étayé »...

Mon jardin, c’est de la merde

Quoi de plus normal que de s’opposer à l’installation d’une porcherie dans sa commune ? Il y a quelque chose d’étrange, pourtant, à voir ces centaines de Cavillonnais révoltés. Voilà de tranquilles pères et mères de famille, profs, artisans, commerçants, professions libérales même, de vieux retraités, qui parlent avec fougue de l’ « élevage concentrationnaire », qui critiquent le « productivisme », qui en appellent à l’ « élevage bio », à l’ « élevage durable », qui s’insurgent contre la « pollution », la « destruction du biotope », bref, qui se convertissent d’un coup, qui deviennent soudain de véritables militants écologistes.

Cette étrangeté, c’est que ce militantisme apparaît comme une lutte de circonstance. C’est que cette révolte, trop spontanée pour être sincère, naît parce que c’est arrivé près de chez nous. C’est que l’écologie, l’environnement, nous préoccupent lorsque cela touche à notre cadre de vie. Aux états-Unis, on appelle ça le « nimby », un sigle pour « not in my back yard », c’est-à-dire « pas dans mon arrière-cour ». Que ce soit la construction d’usines, d’autoroutes, d’aéroports, de lignes de chemin de fer, de stades, de prisons ou d’incinérateurs de déchets, des associations de riverains se forment pour défendre leur environnement local : « Faites-le, mais loin de chez moi ! » Afin de rallier d’autres acteurs, de légitimer leur discours, ces associations portent d’autres drapeaux que celui de leur égoïsme. Comme à Cavillon.
Défendre son jardin carré n’est pas condamnable. Au contraire, c’est nécessaire, et ce n’est qu’à ce prix-là que, quelquefois, les pouvoirs publics, les industriels, la grande distribution reculent. En revanche, qui, à Cavillon et ailleurs, au-delà de ces contestations épisodiques, qui se lancera dans la bataille contre l’agriculture productiviste ? Qui remettra en cause son comportement de consommateur friand de viande à barbecue ? Lorsque la menace est passée, chacun s’en retourne chez soi, et ce système industriel délétère, inhumain, va prospérer sur d’autres terres, moins hostiles.

(article publié dans Fakir N°34, septembre 2007)

 [1]


[1(Notes)
1. Gérard Borvon, S-EAU-S, éditions Golias, 2000

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