Martinique : l’alcool triste

par Sébastien Vagner 05/06/2010

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Le béké Thierry avait tout pour être heureux : des terres, une rhumerie, presque des esclaves. Mais voilà qu’il considère les noirs comme ses « amis »…

Avant de m’amener sur son île, David, mon beau-frère martiniquais m’avait déjà offert, en banlieue parisienne, un aperçu des coutumes antillaises. Des ti-punchs à me retourner le crâne, moi, le buveur de Schnaps lorrain. « Mais tu sais, ces doses-là, chez moi, ce sont les grands-mères qui les boivent. » J’ai d’abord pris ça à la blague. Mais c’est dans l’avion, à peine quitté la piste d’Orly, que j’ai hésité : un Martiniquais, assis dans la rangée voisine, sort sa grosse fiole de whisky. Elle ne tiendra pas le trajet.

David, partir ou mourir (à rhum doux)

Les jours suivants, on arpente les rues de Basse-Pointe, la ville d’Aimé Césaire, dans un nord-est très éloigné des plages du sud où sont parqués les touristes. Chez David, pas de sable blanc et de grands hôtels, pas de carte postale.
Ici, l’océan est agressif et le sable noir, en provenance du volcan de la Montagne Pelée qui domine le secteur.
Sainte-Marie, Le Lorrain, Trinité, François… Sur les routes, dans toutes les communes, des jeunes, plusieurs dizaines, sont assis sur des murets, par petits groupes, dans le centre de la ville-le “bourg” comme ils disent. Les bouteilles de rhum sont bien visibles, posées à côté d’eux.

« Dès le matin, tous les jours de la semaine, ils fument des pétards et boivent. Il y a beaucoup de pauvreté en Martinique. C’est la galère pour trouver un boulot. Avant de venir en Ile-de-France, j’ai travaillé dans une première entreprise, puis comme ambulancier : je n’ai jamais été déclaré. Ensuite, je suis devenu conducteur d’engins, déclaré, mais la boîte a fait faillite. C’est quand j’ai retrouvé un emploi d’ambulancier, au black toujours, que j’en ai eu marre de cette précarité et que j’ai décidé de partir. Jamais je ne reviendrai », me raconte mon beau-frère, à travers les rues qu’il a arpentées dans sa jeunesse. « Je ne reviendrai jamais ici, même si ça a été dur après mon arrivée en métropole, car c’est ici qu’on m’a fait comprendre que j’étais noir, et car je n’ai pas retrouvé de solidarité entre les gens. »

Drogue, alcool, chômage dans son île de naissance. David me décrit un enfer social dans un décor de paradis : l’océan est couvert de bateaux de croisière et de jets-skis. « Ce sont les touristes qui sont dessus, et ce sont les békés qui les possèdent, ces jets-skis. Pas les Martiniquais ».

Denis, se résigner au rhum

Quelques jours plus tard, lors d’une fête, je rencontre Denis, la quarantaine, ouvrier sur les routes. Entre deux verres de rhum, il me parle des « békés », ces «  descendants des colons qui possèdent la quasi-totalité de l’île : les supermarchés, les terres, les immeubles, les grandes entreprises, les bananeraies, les rhumeries etc. Par exemple, l’arrière-grand-père de David vivait aux Hadris, un morceau de terre qu’un béké permettait à la famille d’occuper, quelques mètres carrés au bord d’un ruisseau. Ce dernier a décidé de vendre, du jour au lendemain, il y a quelque temps, pour 60 euros le m². Ils n’ont pas l’argent, donc ils vont devoir partir.

D’après Denis, ces « maîtres blancs sont en lien direct et quotidien avec le Gouvernement français, surtout lors des grèves ». Une théorie qui s’est vérifiée, l’an dernier, en Guadeloupe : le MEDEF béké a obtenu de Nicolas Sarkozy l’éviction du trop lucide Yves Jégo, secrétaire d’Etat à l’outre-mer.
« Une association s’est bien créée lors des manifestations de 2009, appelée Koké ich béké - Baiser les enfants des békés, mais dans l’ensemble, on laisse aller, et on continue d’apprendre à l’école que nos ancêtres sont les Gaulois. » Et d’avaler un autre verre de rhum. Comme pour illustrer ce que venait de nous dire Etienne, un ami : « Puisqu’on ne sait pas quand la terre tremblera à nouveau ici, quand ce système béké-noir finira ou quand on mourra, on fait la fête et on boit du rhum en pensant à aujourd’hui. »

Denis a pourtant essayé de la remettre en marche, l’histoire. Il a participé aux grandes grèves de 1974, à Basse-Pointe : les gendarmes « tiraient sur les nègres, en tuant deux, dont un qui ne faisait que passer. Ils ont jeté leur corps à la mer pour tenter de camoufler ce qu’ils avaient fait ». Denis travaillait dans une bananeraie à l’époque : leur crime ? « On ne demandait que 10 centimes de plus sur notre paie. »

Thierry, un traître chez les békés

Un 4*4 se gare près de la maison.
Etienne se précipite sur moi : « Ouvre grandes tes oreilles, et regarde. C’est un événement rare en Martinique. Ce mec est une exception. Thierry est le seul fils de béké qui côtoie des noirs ici. »
L’homme « événement » rentre, avec le sourire - mais lui aussi le visage ravagé par l’alcool.
Son nom me dit tout de suite quelque chose.
Mais oui.
Je l’ai lu le matin même dans le hors-série du Monde intitulé Un An après la grève, retour aux Antilles. Dans ce article, le père de Thierry et « ses amis » békés passent presque pour des victimes : il y aurait une « cabale » contre eux, une « jalousie » contre les grandes fortunes, presque des « boucs émissaires ». Et de réclamer, quasiment, une cellule psychologique : « On ne parlait pas de l’esclavage à la maison. Pour nous aussi, c’était un poids. » Les exploiteurs se déguisent ainsi en exploités. En photos, dans le magazine, on les voit pourtant dans leurs belles et grandes demeures style colonial, dans leurs exploitations, dans leurs supermarchés ou devant les employés noirs qui travaillent pour eux à la chaîne.

Thierry picole. Et plus il picole, plus il se confie : « Toutes les terres ici appartiennent à ma famille, la plupart des immeubles et maisons, et la rhumerie du coin. Et tu sais quoi, un proche de mon père est actuellement en procès pour apologie de l’esclavage et racisme. » Lui est un traître au fond, un traître à sa classe. Depuis 33 ans maintenant : « A cette époque, je me battais souvent avec mon frère contre mon père, car il maltraitait ses employés dans les bananeraies ou les champs de canne. On n’aimait pas ce système de domination, du coup on cueillait nous aussi les fruits, comme les autres, en forme de protestation. Alors qu’il nous suffisait de ne rien faire pour tout avoir. » En 1977, sa vie bascule : « Mon frère est mort dans un accident de tracteur, et j’ai pété les plombs. J’ai dit à mon père que je voulais vivre aux côtés de mes amis noirs, et que j’en avais marre de tout ça. J’aurais pu être millionnaire, mais j’ai quitté ce monde. »

Le blanc que l’on voit, le regard triste, dans le magazine du Monde renie Thierry, et le déshérite dans la foulée. « J’ai dû pour m’en sortir vivre comme les autres, travailler pour me payer ma voiture. » Heureux, enfin ? Loin de là, car la machine à broyer les révoltes de l’île a fonctionné. « Depuis 30 ans et ces évènements, je ne crois plus au bonheur et je pense au suicide chaque jour. J’ai toujours pensé que l’amour n’avait pas de couleur… » Pourtant, Thierry a tenté trois mariages, avec des blanches qu’il est allé chercher en métropole. L’inconscient génital plus fort que la conscience politique : pas de mélange, comme les ancêtres. Trois mariages avec des « métros », donc. Pour trois échecs.

Notre invité rentre chez lui, en pleurs et au bord du coma éthylique. Il lui reste un espoir, que me livre Denis, son confident : « C’est le seul héritier, et son père se rapproche de lui en ce moment. » Evidemment, une fortune et un patrimoine bâtis après tant d’efforts, ce serait dommage de les voir partir dans des mains étrangères à la famille. Ou, pire encore, dans les mains de « nègres martiniquais »


En images, les deux faces de la médaille :
(Photos de Sébastien Vagner)

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Côté carte postale…

Sur les plages du sud de l’île, fréquentées quasi uniquement par les touristes blancs, cette vieille dame observe le coucher de soleil sur l’océan.

Dans le Nord, plus pauvre, beaucoup d’habitants vivent de la pêche et de ce que leur jardin leur donne. Et quand le poisson est au rendez-vous, des petits étals sont installés ça et là pour la vente, histoire de se faire un peu d’argent.

Les plages du Sud offrent souvent des spectacles à couper le souffle.

Louis Cyparis est le seul habitant de Saint-Pierre à avoir échappé à la mort lors de l’éruption de la Montagne Pelée en 1902. Sa chance : c’était l’unique occupant de la grosse cellule (des murs épais de plus de 50 cm, en pierre) de la prison de la ville. Comme quoi, le meurtre mène à tout…

Quelques produits pour "redresser le zizi" circulent sur les marchés ou sous le manteau : on trouve donc le très répandu bois bandé, mais également de la viande de tortue, dont la chasse et la consommation sont interdites (on m’en a proposé au cours d’une soirée).

Sur ce cliché, deux des symboles de la Martinique : la Montagne Pelée et les plantations.

L’envers du décor

En janvier 2010, les Martiniquais étaient appelés à se prononcer pour "un peu plus d’autonomie" de leur île. Si l’abstention a battu des records, c’est le Non qui l’a emporté : "On a fait peur aux gens", me dira Denis, en "montrant ce qu’est devenu Haïti. On nous maintient sous assistanat et dépendance depuis des siècles, sans rien faire pour permettre notre développement, et on propose de temps en temps des référendums comme celui-ci. J’ai voté moi aussi Non à l’autonomie de la Martinique, mais je pense, comme beaucoup de gens au Oui. Mais pas dans ces conditions…"

Si le Sud est un repaire à touristes, dans le Nord, ce n’est pas la même musique…

Les békés, qui possèdent la quasi totalité des plantations, sont aujourd’hui accusés par les Martiniquais d’avoir pollué leur sol. Le scandale des pesticides dans le secteur de la banane, révélé il y a quelques années, en est l’exemple. Cette substance, qui colore le ruisseau dans cette bananeraie de Macouba et attaque les narines par son odeur, montre que cette situation perdure.

Comme au bon vieux temps : les blancs, comme ici les héritiers de Crassous de Médeuil avec le rhum JM (le "meilleur de l’île", m’a garantit mon beau-frère), possèdent tout, et ce sont les noirs qui font tourner la boutique.

Dans chaque commune traversée, et peu importe l’heure et le jour, de nombreux groupes de jeunes hommes fument et boivent. Ici, à Saint-Marie.

Temples Jehovah, Adventis, Evangéliste etc. dans chaque quartier : la religion est omniprésente en Martinique. Comme ici, sur cette affiche collée derrière un panneau de circulation, où condamnation de la violence et exaltation religieuse vont de pairs.

Religion encore : une messe dans un des temples adventistes de Basse-Pointe.

Milieu de l’après-midi. Il dort ? Il cuve son rhum ? Le Nord de l’île, ici à Grand-rivière, ne ressemble décidément pas au Sud…

En face du rocher du Diamant, qui a les faveurs des touristes, se trouve le mémorial de l’Anse Cafard. Quinze statues font face à la mer, en souvenir de la tragédie du 8 avril 1830 : un navire négrier, chargé de 300 esclaves, se fracasse ce jour-là contre les falaises de l’anse. Les hommes, enchaînés, n’ont pas pu s’extraire des cales…

(article publié dans Fakir N°45, mai 2010)

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