Les "trois huit" en huit jours

par Antoine Dumini 01/04/2014 paru dans le Fakir n°(56) juillet-septembre 2012

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Fakir poursuit, avec vous, son « dictionnaire des conquêtes sociales ». Aujourd’hui : les « huit heures ». Pendant un siècle, de grèves en défilés, le mouvement ouvrier les avait réclamées. Elles lui seront accordées en huit jours, sous la panique, au sortir de la Grande Guerre...

[*C’est un proche de Clémenceau.*] Pendant la Grande Guerre, il a dirigé de fait le ministère des Armées. L’armistice signé, il reste aux côtés de son Président du Conseil.
Dans son journal, le général Mordacq se confie : « M. Clémenceau estimait que les huit heures représentait une des plus vieilles revendications de la démocratie française, et, qu’après une guerre comme celle-là, dans laquelle le poilu avait versé son sang sans compter, il était moralement impossible de ne pas lui accorder cette satisfaction, bien faible d’ailleurs à côté de tout ce qu’on lui devait. » C’est une récompense pour les sacrifices endurés, donc, que cette réforme sociale. Mais c’est aussi du lest lâché sous la menace. Le directeur du cabinet poursuit :

"D’autre part, au point de vue social, n’était-ce pas un moyen d’apaiser tous ces poilus qui, redevenus maintenant citoyens, allaient forcément se montrer des plus exigeants ? La loi de huit heures, comme le suffrage universel lui-même, présentait, dans l’application, d’immenses inconvénients, mais au double point de vue moral et social, il valait beaucoup mieux faire le geste tout de suite et la faire voter que d’attendre et de se la voir arracher peu à peu par des grèves et peut-être même des mouvements populaires dont les conséquences sont toujours des plus graves."

En quelques semaines, alors, au printemps 1919, « la loi des huit heures » est accordée. Après une bataille qui dure depuis des décennies. Voire un siècle...

Les “trois huit”

Car c’est en 1817 qu’un patron, anglais, socialiste, Robert Owen lance ce mot d’ordre : « Huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de repos. » Mais, curieusement, ses camarades dirigeants, en Europe, ne se montrent guère enthousiastes...
Ces « trois huit » ont plus de succès côté travailleurs : eux en font, dès 1866, le slogan de la première internationale, inscrit sur les drapeaux. Et c’est la revendication majeure du premier 1er mai en France, en 1890. Voilà qui devient, dès lors, une question publique.

Cette même année 1890, une enquête est menée par la « Commission du Travail de la Chambre sur le travail des adultes ». Son rapporteur, M. Cluseret, déclare :

"Avec le surcroît de production des machines, il est incontestable qu’on ne peut plus employer qu’un nombre limité d’ouvriers ; la conséquence, c’est que ceux qui travaillent le font d’une manière exagérée, tandis qu’un grand nombre d’ouvriers ne fait rien du tout. D’où une situation anormale qui amène les grèves et qui trouble l’harmonie sociale. Dans ces conditions, nous avons pensé que c’était un devoir de solidarité humaine, parmi tous ceux qui contribuent à la production nationale, de répartir aussi justement possible la somme de travail existante. Cette somme de travail existante doit être répartie de manière à employer le plus grand nombre de bras possible. Nous avons donc pensé qu’en diminuant la somme d’heures de travail de chacun, nous la répartirons sur un plus grand nombre à qui nous donnerions satisfaction."

Quel militant, aujourd’hui encore, n’y souscrirait pas ? Et un patron, de ce côté-ci de la Manche, approuve à son tour, en 1890 toujours :

"Quant à moi, je crois que la cause est entendue. Dans quelques années on s’étonnera qu’on ait pu faire travailler des ouvriers 15 et 18 heures de suite comme l’on s’étonne aujourd’hui qu’il y ait eu des esclaves. Le progrès dans la question des salaires et du sort des ouvriers a marché à pas de géant depuis l’abolition de l’esclavage ; la journée de 8 heures est une nouvelle étape sur cette route difficile mais superbe qui monte vers les hauteurs de la justice et de la liberté pour chacun. J’ai dit justice et liberté ; et en effet ces deux mots resteront ceux de la loi de la journée de 8 heures. [...] C’est cette chaîne odieuse, égale en bien des cas au boulet du forçat, que la loi de 8 heures viendra briser."


Qui était son auteur, G. de Morsier ? Auteur d’un bref livret pour défendre les huit heures contre les attaques patronales, il est pourtant inconnu de Google et de Gallica. Si vous en savez plus...


La Poste d’abord

À défaut d’être nationale, cette avancée est d’abord sectorielle. Voire fort circonscrite :

"La journée de huit heures fut mise à l’essai le 16 septembre 1899 par le Ministre du commerce dans les ateliers du boulevard Brune à Paris (fabrication des timbres-poste, agence comptable, dépôt central et vérification du matériel, ateliers de construction et de réparation du matériel postal). L’expérience fut ensuite étendue au magasin régional des postes, puis à l’atelier d’électricité du poste central de Paris. La réforme fut rendue définitive par arrêté du 9 février 1901 dans les établissements du boulevard Brune ; elle le devint également le 1er mai 1901 pour le personnel ouvrier des équipes de la région de Paris, et le 24 septembre 1901 pour l’atelier d’électricité du poste central. La journée de huit heures fut de même étendue, le 1er mars 1901, au personnel ouvrier des services d’installation et d’entretien des appareils téléphoniques de la région de Paris, et, le 16 juillet 1901, au personnel de l’atelier de force motrice de l’Hôtel des postes. Enfin, le 7 mai 1902, elle fut appliquée au personnel ouvrier des départements." Rapport de 1906, ministère du Travail et de la Prévoyance sociale.

Le ministère des Travaux Publics, puis de la Marine, puis de la Guerre suivront. À l’imprimerie nationale ou dans les ateliers de la monnaie, on optera plutôt pour les neuf heures.
Mais dans les arsenaux, en province, les travailleurs profitent de leurs « huit heures » pour faire du black. D’où, à Lorient, les protestations du Syndicat des ouvriers cordonniers :

"La cause principale du chômage est le mauvais temps, mais nous avons aussi les ouvriers du port, qui nous font une concurrence acharnée ; loin de profiter de la faveur du repos qu’on leur a accordé par la journée de huit heures, ils en font plutôt un abus en travaillant à des prix dérisoires après leur journée ; il y en a qui, paraît-il, sont autorisés à travailler à leur compte pendant les heures de la journée qu’ils font comme gardiens de bureau." Lettre du 29 décembre 1903.

Même son de cloche, à Brest, avec la Chambre syndicale des ouvriers coiffeurs :

"Ici, à Brest, le travail ne marche pas comme il pourrait marcher, parce que plusieurs ouvriers de l’arsenal travaillent et servent les trois-quart des ouvriers dans l’arsenal même. Maintenant, quand leur journée est terminée, ainsi que le dimanche et les jours fériés, ils travaillent en ville chez eux pour un prix moins élevé que nos patrons et nous causent un préjudice considérable ; si ceci n’existait pas, il n’y aurait pas d’ouvriers sans travail, et notre salaire serait plus élevé." Lettre du 26 mai 1905.

Malgré ces divergences, ces adresses concluent que ces « huit heures », ce « repos », « nous souhaitons [les] voir étendus à tous nos camarades ». L’harmonisation sociale doit se faire par le haut...

Le “grand soir”

Cette « harmonisation » ne se fait pas toute seule. La toute jeune CGT jette alors toutes ses forces dans ce combat, comme le raconte le leader Benoît Frachon :

"À son Congrès de Bourges, en 1904, la CGT avait décidé d’organiser une vaste campagne de propagande pour que le 1er mai 1906 soit marqué par la volonté des travailleurs de ne plus travailler que 8 heures par jour. Un important matériel de propagande : presse, affiches, tracts, papillons, fut édité et largement diffusé."

Durant plusieurs mois, une banderole flotte ainsi sur la Bourse du Travail, à Paris, avertissant que : « À partir du 1er mai, nous ne travaillerons que 8 heures par jour. »
Mais le camp d’en face ne se laisse pas faire. Quelques jours avant le défilé, Clémenceau, alors ministre de l’Intérieur, reçoit une délégation de la CGT, et les prévient : « Vous êtes derrière une barricade, moi je suis devant. Votre moyen d’action c’est le désordre. Mon devoir, c’est de faire de l’ordre. Mon rôle est de contrarier vos efforts. » Paris est investi par la troupe, 60 000 soldats et policiers sont mobilisés, et ressemble à une ville en état de siège. Les meneurs syndicaux sont emprisonnés la veille. Et les médias mènent leur guerre. Benoît Frachon poursuit :

"Contre cette manifestation de 1906, la bourgeoisie utilisa les mêmes méthodes qu’en 1890. Les campagnes de presse, téléguidées par le pouvoir, ne parlaient pas de la journée de 8 heures mais de la révolution, des titres en lettres énormes annonçaient le ‘grand soir’ ! Les bourgeois et même les petits-bourgeois apeurés quittaient Paris en masse... Comme en 1890, le gouvernement rassemblait à Paris des forces armées et policières considérables et procédait à des arrestations. Les déclarations gauchisantes de certains dirigeants, ne correspondant pas à la réalité des faits, furent largement utilisées pour accroître la panique. Dans de nombreux centres, la grève se poursuivit pendant plusieurs jours en faveur des 8 heures."

Mais c’est un échec. Le gouvernement résiste, et n’accorde que le repos hebdomadaire (voir Fakir n°51).

La loi des “huit jours”

La grande Guerre survient.
Puis la révolution bolchevique en Russie.
Le soulèvement spartakiste, écrasé, en Allemagne. En France, la CGT se renforce, avec plus d’un million d’adhérents.

"C’est seulement à la veille d’un premier mai qui s’annonçait d’une puissance exceptionnelle, alors que les travailleurs venaient de terminer une guerre longue et meurtrière, et qu’à l’exemple de la Commune, la révolution d’Octobre avait un retentissement prodigieux chez les travailleurs du monde entier, que le gouvernement français dut, en quelques jours, faire voter la loi sur la journée de 8 heures !"

En une poignée de semaines, en effet, cette loi est dans le sac, ficelée, négociée, établie, votée d’urgence en deux séances et demi à l’Assemblée, en une seule au Sénat, entre en vigueur sur le champ, le 23 avril 1919. Un record de vitesse ! À tel point que, ironiquement, les syndicats la surnomment « la loi des huit jours » !
Les patrons avaient bien tenté un baroud d’honneur – et l’on croirait entendre le Medef d’aujourd’hui : « Cette réglementation serait de nature, si elle était adoptée, à diminuer la production et, par voie de conséquence, à augmenter le coût de la vie dans les conditions les plus dommageables pour tous, et surtout pour les collaborateurs ouvriers du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, au profit desquels la réforme semble proposée », prévient le président de la Chambre de Commerce de Paris, M. Pascalis, dans une adresse à Clémenceau (le 15 mars 1919). Mieux vaut ne pas réduire le temps de travail, donc, pour le bien-être des prolétaires eux-mêmes ! Mais la roue de l’histoire a tournée : et c’est Clémenceau qui signe cette avancée... le même qui avait réprimé la manifestation de 1906 !

Du texte au réel

À posteriori, Le Temps se lamente – et ce doit être un ancêtre de Baverez qui tient la plume :

"Quel dénuement moral nous accable et quelle détente après tant d’efforts ! Une vague de paresse parcourt l’Europe au moment où l’on manque du plus nécessaire. Dans toutes les nations victorieuses ou vaincues, c’est à qui travaillera le moins ! Huit heures demandent ceux-ci, sept heures réclament ceux-là... quelle sera la limite de notre besoin de repos ?" (17 avril 1919).

À gauche, le doute est ailleurs : une loi est votée, c’est bien. Mais sera-t-elle bel et bien appliquée ? Dans L’Humanité, l’éditorialiste s’interroge :

"Les huit heures, et après ? La Chambre vient de voter les huit heures et le Sénat va adopter rapidement le projet. Parfait ! Et après ? Après ? Il reste d’abord à les faire passer dans la pratique." (18 avril 1919)

Car en effet, du texte au réel, il y a parfois plus qu’un pas : un fossé. Pour preuve,
ce témoignage de l’ouvrier François Bonnaud, qui note dans ses carnets :

"Je quitte le Meuble massif le 19 mars 1921 et entre dès le lendemain chez Gaubourg, une usine de produits chimiques, où je suis chambrier, chargé de fabrication de l’acide sulfurique. Dans cette boîte, je touche un salaire de 125 F par semaine pour douze heures de travail par jour (de 6 heures à 18 heures ou de 18 heures à 6 heures). C’est un travail très malsain à cause des gaz nitreux et sulfureux qui se dégagent lors de la fabrication. Durant mon séjour, par une action et une propagande intensives, je fais intervenir plusieurs fois l’inspecteur du travail et parviens à former une section syndicale des produits chimiques. Après plusieurs menaces de grève, nous obtenons les ‘trois-huit’, soit 6 heures à midi, midi à 20 heures et 20 heures à 6 heures. L’ouvrier de nuit fait dix heures mais celui du matin n’en fait que six ce qui lui permet de ne pas se lever trop tôt. Quant au salaire, il passe de 125 F à 200 F par semaine, ce qui ne fait pas l’affaire de la direction qui cherche alors par tous les moyens de me licencier. Après plusieurs tentatives sans réussite, elle met cinq manœuvres à la porte sous prétexte de manque de travail. étant absent à cette période-là, je ne peux organiser la riposte. Le 19 novembre, je suis à mon tour licencié, comme d’autres. Je quitte donc Gaubourg et, au cours de l’hiver, tous les avantages obtenus sont anéantis, y compris les huit heures."

La revanche du patronat

C’est aussi que le rapport de forces dans le pays a basculé.
Le Congrès de Tours, en 1920, divise la gauche entre socialistes et communistes – et ensuite entre CGT et CGTU.
Dans de nombreuses entreprises, les accords signés apparaissent désormais obsolètes, la CGT n’étant plus majoritaire. Une régression validée par le président de la République lui-même : « N’y a-t-il pas contradiction, déclare Alexandre Millerand en 1922, entre l’obligation rigoureuse qui pèse sur la France comme sur tous les autres pays, plus étroitement peut-être sur elle que sur beaucoup d’autres, de fournir le maximum de travail pour relever ses ruines, et la réduction subite d’un cinquième des heures de travail ? » Jusqu’au sommet de l’État, la voie était ouverte pour que le patronat prenne sa revanche.
En attendant le Front populaire...

[(Bibliographie (sélective, car pour vous servir, Antoine a bouquiné bien plus que ça) :
 Notes sur la journée de huit heures dans les établissements industriels de l’État, Office du Travail 1906.
 Une fausse conception législative : la loi de huit heures, Berny André.
 Clémenceau briseur de grèves, Jacques Julliard, collection archives, 1965.
 Pour la CGT, Mémoires de lutte, Benoit Frachon, éditions sociales, 1981
 Le Ministère Clemenceau, Journal d’un Témoin, novembre 1918-Juin 1919, Général H. Mordacq, Plon, 1931.
 Journal d’un anarcho-syndicaliste (1896-1945), François Bonnaud, Centre d’histoire du Travail, 2008.)]

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  • Vous ne parlez pas des 3/8 comme le titre semblait l’indiquer, mais de la journée de 8h, ce qui est complétement différent.

    Les 3/8 sont une saloperie qui n’ont vraiment rien d’une conquête sociale. Ça consiste à faire tourner sur un même poste 3 ouvriers sur des tranches de 8h. Un ouvrier fera 3 matin, puis 3 après-midi, puis 3 nuits, avec des repos. Son sommeil est complétement bousillé ainsi que ses rythmes métaboliques.

    Pour info : http://fr.wikipedia.org/wiki/3_%C3%97_8

    Vous l’ignoriez, ou vous vouliez juste faire une accroche avec votre titre ?

    • Nous sommes assez mauvais pour trouver les titres.
      En l’occurrence ici c’était pour faire référence à la citation d’Owen. Cela porte à confusion en effet.

  • 8h de travail, 8h de repos, 8h de loisirs : ça, c’est pour les hommes, à l’époque. Pendant les 8h "de loisirs", les femmes s’occupent du ménage, des enfants, de la cuisine, de la lessive. Si ça a (un peu) changé aujourd’hui, c’est plus grâce à "Moulinex" que grâce au partage des tâches.