Les années d’Annie

par François Ruffin 18/10/2013 paru dans le Fakir n°(61) juillet - août 2013

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Une autobiographie collective, les petits tracas du quotidien dans « la grande histoire », voilà le pari littéraire que réussit magnifiquement Annie Ernaux dans « Les années ».

Une amie, prof à Moscou, de passage en France, me demandait quels bouquins j’avais lus dernièrement et que je lui recommandais. Les Années, je lui ai répondu, d’Annie Ernaux : j’en sortais, avec encore dans la bouche une tristesse joyeuse, ce goût de mélancolie, le temps qui passe en accéléré sur les visages et sur la France en accéléré. Quelques jours plus tard, Juliette m’adressait ce courriel :

De : Juliette Denis <[**denis.juliet@gmail.com*]>
À : Francois Ruffin <[**francois@fakirpresse.info*]>
Date : 10 mars 2013 11 : 02
Objet : Les années

Cher François,

Je t’écris pour te remercier de m’avoir conseillé de lire le bouquin d’Annie Ernaux. Cette femme a un instinct historique inné. En se racontant, en racontant sa famille, Annie Ernaux peint un tableau de la société française. Partial, peut-être. Incomplet, certainement. Mais qui en dit plus de notre histoire que beaucoup des ouvrages scientifiques et documentés qui constituent mes lectures habituelles. Car l’écriture d’Ernaux dissout ses souvenirs particuliers et les petits tracas du quotidien dans « la grande histoire », celle de la France depuis la Libération, « récit familial et récit social c’est tout un . » Une autobiographie collective, en quelque sorte.

L’impulsion du livre, on la trouve dans des phrases inachevées et déconnectées, qui encadrent le récit d’Ernaux, du début à la fin du livre :

« Toutes les images disparaîtront.
la femme accroupie qui urinait en plein jour derrière un baraquement servant de café, en bordure des ruines, à Yvetot, après la guerre, se renculottait debout, jupe relevée, et s’en retournait au café
(…) le type dans une publicité pour Paic Vaisselle, qui cassait allègrement les assiettes sales au lieu de les laver. Une voix off disait sévèrement “ce n’est pas la solution !” et le type regardait avec désespoir les spectateurs, “mais quelle est la solution ?”
(…) Toutes les images crépusculaires des premières années, avec les flaques lumineuses d’un dimanche d’été, celles des rêves où les parents morts ressuscitent, où l’on marche sur des routes indéfinissables
(…) Elles s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi. Des images où l’on figurait en gamine au milieu d’êtres déjà disparus avant qu’on soit né. (…) S’annuleront subitement les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde, fait battre le cœur et mouiller le sexe.
(…) vieux kroumir, faire du chambard, ça valait mille ! tu es un petit ballot ! les expressions hors d’usage, réentendues par hasard, brusquement précieuses comme des objets perdus et retrouvés, dont on se demande comment elles se sont conservées
(…) ces jeux de mots entendus mille fois, ni étonnants ni drôles depuis longtemps, irritants de platitude, qui ne servaient plus qu’à assurer la complicité familiale et qui avaient disparu dans l’éclatement du couple mais revenaient parfois aux lèvres, déplacés, incongrus hors de la tribu ancienne, après des années de séparation c’était au fond tout ce qui restait de lui
(…) les métaphores si usées qu’on s’étonnait que d’autres osent les dire, la cerise sur le gâteau le latin, l’anglais, le russe appris en six mois pour un Soviétique et il n’en restait que da svidania, ya tebia lioubliou karacho.
(…) Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. »


Comment relier logiquement, ou du moins chronologiquement, la multitude de visages, de souvenirs, d’enthousiasme politique ou de désespoir amoureux… Comment faire revivre la mémoire et transmettre cette mémoire ?

La fin de la guerre. « Sur fonds commun de faim et de peur, tout se racontait sur le mode du “nous” et du “on” ». Un grand moment d’appartenance collective. Mais qui n’assimile pas les épisodes lointains et méconnus, tragiques et honteux. « D’où cette impression que les cours d’histoire, les documentaires et les films, plus tard, ne dissiperaient pas : ni les fours crématoires ni la bombe atomique ne se situaient dans la même époque que le beurre au marché noir, les alertes et les descentes à la cave ». Deux guerres, deux époques : la guerre que l’on a traversée, et celle que l’on « découvrira » plus tard. Puis on change d’ère. Dans les années 1950 : finies les histoires de guerre ressassées par les parents durant les repas de famille, on pense à l’avenir. « Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre ». On veut vivre. L’auteur s’associe modestement aux ambitions de son temps.

Dans ses représentations de l’avenir le plus lointain – après le bac – elle se voit, son corps, son allure, sur le modèle des magazines féminins, mince, les cheveux longs flottants sur les épaules, et ressemblant à Marina Vlady dans La Sorcière. Elle est devenue institutrice quelque part, peut-être à la campagne, avec une voiture à elle, signe suprême d’émancipation, 2CV ou 4CV, libre et indépendante. Sur cette image s’étend l’ombre de l’homme, l’inconnu, qu’elle rencontrera comme dans Un jour tu verras, la chanson de Mouloudji, ou s’élançant l’un vers l’autre comme Michèle Morgan et Gérard Philippe à la fin des Orgueilleux.

Ascension sociale, émancipation sexuelle, espoirs éphémères, déceptions fréquentes… voilà en quoi consistera plutôt l’avenir d’Ernaux. Un poste d’enseignante, un mariage, des enfants, un déménagement en banlieue :

« Habiter la région parisienne, c’était :
Être jeté sur un territoire dont la géographie échappait, brouillée par les lacis de voies qu’on ne parcourait qu’en voiture
Ne pouvoir échapper au spectacle de la marchandise conquérante rassemblée dans des friches ou étalée le long des routes en un cordon hétéroclite d’entrepôts dont les enseignes annonçaient la démesure, Tousalon, Mondial Moquette, Cuircenter, et donnaient brusquement une réalité étrange aux pubs des radios commerciales, Saint-Maclou évidemment.
C’était ne pouvoir trouver un ordre heureux dans ce qu’on voyait ».

Jusqu’aux années 1990, si bien décrites par Annie Ernaux que j’ai l’impression de comprendre l’époque dans laquelle j’ai grandi. Une époque morne et triste, où on allait tous devenir des chômeurs séropositifs, et être emportés dans les « fléaux » de cette nouvelle ère. Et les rescapés ne pourraient compter que sur eux-mêmes. Pas reluisantes, ces années Guignols et Fun radio. Tout ça pour te dire merci, j’ai énormément apprécié ce livre. Parce que les phrases sont justes, tapent juste, tapent là où ça fait mal, aussi, souvent.

Bises

Ju

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