Les Esperados

par François Ruffin, Maëva, Pierre Souchon 17/10/2012

On a besoin de vous

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C’est un polar vrai : le destin de Pierre Conty, alias « le tueur fou de l’Ardèche ». Mais au-delà, c’est le portrait clinique d’une époque que dresse Yannick Blanc. Celle des années où l’espoir a basculé.

[*Quand Pierrot arriva à Rochebesse*] ce soir-là, il venait de braquer une banque et d’abattre trois personnes dont un flic. Lui-même n’était plus qu’un cadavre ambulant, de la viande pour guillotine. En moins de trois heures, il était devenu le tueur fou de l’Ardèche, comme diraient les journaux, et la terreur bloquait son cerveau sur les scènes de ce cauchemar : le hold-up – la fusillade avec les flics – la fuite épouvantable – la panne d’essence – le vol de l’autre bagnole – la fuite devant le barrage – la fuite épouvantable – la collision – le massacre des deux paysans – fuite épouvantable.
Il s’arracha de la 204 en chancelant saoul d’adrénaline, le visage gluant de sueur et blanchi par l’effroi. »

[*Pierre Conty*]
Dans mon enfance ardéchoise, ce nom sonnait comme une légende. Il résonnait comme un coup de fusil. Comme les coups de feu que Conty a tirés sur un père, son fils, et un gendarme en 1977, dans les montagnes du pays. Aussitôt prononcé dans un bistrot, et c’est encore aujourd’hui les conversations qui s’arrêtent, un regard qui se détourne, un journal qui se referme, la porte du bar qui claque.
Il s’est enfui, Conty. Disparu, évanoui – on l’a condamné à mort par contumace. Un ministre de l’Intérieur, giscardien ? mitterrandien ?, on ne sait plus, a un jour déclaré : « Conty ne nuira plus. » Alors chez moi, il y a les tenants de cette thèse – « ils ont flingué Conty, ils l’ont foutu dans une crevasse ». Et il y a les autres, tous les autres, les nombreux – ceux du mystère. « Conty… » Et c’est le coup d’œil en-dessous. C’est le sourire. Narquois. Complice. Eux savent, savent qu’il vit, Pierrot le fou, en Afrique ou par ici.
Mais c’est le tour de force que réussit Yannick Blanc, dans Les Esperados : il dépasse, et de loin, le fait divers. À travers ce foutraque destin, c’est le portrait clinique d’une époque qu’il nous dresse, depuis le Grenoble prolétaire de l’après-guerre, gamin nourri au mythe de la Résistance, envoyé au collège d’enseignement technique par son père, condamné à une éternité d’usine Neyrpic dès vingt ans, taillant la route pour Israël, quittant avant tout le monde la ville pour l’Ardèche, avec femme et enfant, « curant les fossés, fauchant l’herbe des bas-côtés, avec une cagoule sur la tête, car c’était l’hiver », d’abord cantonnier, puis élevant des chèvres, se bagarrant avec les voisins paysans, enfin rejoint par des « zippies », des fils de bourgeois, eux, des étudiants en philo, montant une « communauté » donc, avec lui pour petit chef…

Le petit chef

« Toi Véronique, tu nous imposes Paulo. Il est bien gentil Paulo, mysticomachinchouette et tout. Mais…
- J’ai bien le droit de sortir avec qui je veux ! »

Paulo, plus jeune que les autres et tout maigre, se tassait sur sa chaise.
Pierrot gueula, blanc de rage :
« La liberté sexuelle, c’est une chose ! Mais t’as pas à faire la pute de service ! »
Martin à son tour critiqua sévèrement Véronique. Il ne lui pardonnait pas de l’avoir plaqué. Alors, les autres types allèrent à la curée. Ils en voulaient à Véronique de se conduire comme un homme, de s’envoyer des mecs, puis de les balancer. Le plus rancunier, évidemment, n’avait même pas eu cette chance et vivait depuis trois mois en ménage avec la veuve Poignet. Ça devenait moche. Benguigui, mal à l’aise, se disait : « En tout cas, on sait maintenant ce qu’il y a derrière tout ça : une sordide histoire de cul. »
Il croisa le regard d’Alain qui pensait la même chose : « Pierrot veut se débarrasser de Véronique, Jean-Pierre et Martin, pour rester seul avec Maïté. »
Jail se mit en colère :
« Qu’est-ce-que c’est que ce truc ? À quoi vous jouez tous ? C’est un « tribunal populaire » ? »
[…]
Pierrot sanglota toute la nuit, recroquevillé dans le lit de Maïté. Il pleurait sur ses enfants, sur Véronique, sur lui et sur Rochebesse – sur tout ce gâchis. Jusqu’alors, il avait foncé comme une locomotive. Chaque désillusion n’étant qu’ « un mauvais moment à passer ». Il avait tout brûlé dans la chaudière, son amour, sa jeunesse, son espoir ; parce qu’il n’y aurait pas de retour en arrière, quoi qu’il arrive. À vingt-cinq ans, les fils à papa quittent le nid familial. À vingt-cinq ans, Pierrot se sentait vide et vieux. Il ne lui restait que l’orgueil de ne pas s’avouer vaincu.

Rumeurs

C’est alors que Pierrot devint mauvais. Despotique avec ses amis, dangereux pour les autres (les autres étant forcément des ennemis). Son élan dégénéra en charge furieuse que Pierre, Jail, Nicole, sa sœur, d’autres encore, tentèrent de retenir. Maïté lui fit un autre enfant (« pour le fixer, mais ça n’a servi à rien… »). L’histoire de Rochebesse [tourna] dès lors au Boléro de Ravel. Les moments d’accalmie devinrent des moments de dépression. Les périodes d’activisme se transformèrent en convulsions frénétiques. Enfin, la fréquence de ces phases s’accéléra comme un carrousel s’emballe jusqu’à ce que sa mécanique se détraque. Rochebesse retourna à l’état sauvage, solitaire et interdit. Hors de ce chaos de pierres grises ne glissèrent plus que des rumeurs, plus glaçantes que des serpents.
Pierrot, c’est le seigneur de Rochebesse. Il cogne les mecs et il a le droit de cuissage sur les filles…
Pierrot devient de plus en plus violent. Il vole le foin de ses voisins. Il a détroussé des touristes qui visitaient Rochebesse…
Il a cogné des journalistes qui faisaient un reportage sur les communautés.
Pierrot s’est fait un stock de dynamite. Il a des armes, des 22 long rifle, un fusil de chasse à éléphant, et il s’entraîne avec…
Pierrot a cassé la gueule à Roger…
Pierrot a vidé Roger…
Pierrot veut tuer le grand Gérard. Il nous a demandé de creuser une tombe et de prévoir de la chaux vive…
Pierrot a tiré sur Didier…
Non ! Didier s’est suicidé parce que Pierrot lui a piqué sa nana…
Pierrot passe ses journées à s’entraîner à la mitraillette et à lancer le couteau. Il est toujours avec un ancien para, un type qui a des yeux de fou…
Pierrot a cassé une préfecture pour faucher un stock de passeports. Il a des relations avec une organisation de guérilla, genre la bande à Baader…

La bascule

Mieux qu’un roman vrai, ces Esperados sont, tout à la fois, un polar et une histoire politique, sociale, économique, culturelle. Un énorme boulot, l’art journalistique élevé au rang d’œuvre littéraire, comme si l’auteur était possédé, comme en miroir, de la même énergie folle, désespérée que le tueur : « Chaque jour, à l’hôtel ou chez des amis, je transcrivais nos entretiens dans des cahiers ; je téléphonais aux personnes indiquées par mes interlocuteurs afin de solliciter d’autres rencontres, et je m’y rendais en moto. 150 personnes en un an, 40 000 kilomètres au compteur. J’affiche ces chiffres pour le gag, la parodie publicitaire. Rouler sur des chemins de montagne déserts, des pays bleus, mauves, roux, des marées d’herbes sous le vent, et se faire conter chaque soir un nouvel épisode d’un feuilleton qui vous possède est tout sauf une prouesse. Enfin, il fallait bien se donner du mal ; il fallait de l’endurance, de l’effort, de la solitude. De la mélancolie. C’était une histoire morte qui finissait mal. Si brève, si vive, si récente, si loin, si morte. Sidérant la bascule, le saut d’époque entre 1977 et 1981. Et nous ne comprendrons rien aux effondrements de l’espoir depuis, du rêve millénariste à la simple bonhomie sociale, tant qu’un jeune historien, dégagé des radotages partiels et partiaux, ne nous aura pas donné Une histoire de cinq ans. »
On attend, nous, d’autres Yannick Blanc. Pour ausculter aussi le présent.

François Ruffin, Pierre Souchon et Maëva

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