Le droit de grève : un ébranlement général

par Antoine Dumini 10/12/2013 paru dans le Fakir n°(62) septembre - octobre 2013

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Fakir poursuit son « dictionnaire des conquêtes sociales ». Depuis la Révolution jusqu’au Second Empire, les grèves sont interdites, et n’en tournent que plus vite à l’émeute. Napoléon III, puis la IIIe République, vont lentement les légaliser. Une manière, aussi, de les canaliser.

On est à Rive-de-Gier (Rhône), le 5 avril 1844 :
« La cavalerie a formé un demi-cercle devant les charrettes, relate le procureur de Lyon, elle a repoussé à coups de sabre les ouvriers qui faisaient pleuvoir des pierres sur eux. L’agression est devenue plus vive, les armes ont été chargées. L’infanterie, criblée de pierres, a tiré plusieurs coups de fusil. »
Depuis la loi Le Chapelier en 1792, la grève est formellement interdite. Alors, tant qu’à être hors-la-loi, pourquoi l’être à moitié ? En cette aube industrielle, les prolétaires s’arment aussitôt de bâtons, de pioches, de pierres. Les grèves sont alors brusques, brèves, violentes : elles éclatent, comme un éclair de révolte, dans une nuit de résignation. Malgré les fusils, malgré l’arrestation des « meneurs », le mouvement ouvrier croît. Et huit ans plus tard, en 1852, le procureur de Lyon, toujours, lui rend presque hommage, à l’occasion d’une grève dans la peluche, à Tarare (Rhône) : les grévistes « s’entretenaient au moyen de secours envoyés par les caisses ouvrières de Lyon. On a ainsi une nouvelle preuve de l’esprit de solidarité et de l’effort d’organisation qui existe chez nos populations ouvrières malgré la différence des industries et sur la base unique d’une communauté d’intérêts de classe ».

L’Empereur social

L’Empereur Napoléon III en prend acte. Plutôt que de réprimer à tout-va, il cherche un appui dans la classe ouvrière. Ainsi, lors de l’exposition de Londres, en 1862 : 183 délégués élus pourront, pendant trois mois, visiter l’exposition et surtout, surtout, découvrir le mouvement anglais – bien en avance sur la France. Les rapports, établis au retour, constituent de véritables cahiers de doléances :

« Nous demandons :
1. L’abolition de la loi sur les coalitions,
2. L’abrogation de toutes les dispositions pénales qui ne reconnaissent pas à l’ouvrier les droits et les prérogatives des autres citoyens,
3. Le droit de réunion et de discussion en ce qui concerne les salaires et les autres conditions de notre travail,
4. L’association encouragée, aidée et subventionnée par l’État ».
Dès 1864, par la loi du 25 mai, adoptée sur un rapport d’Emile Ollivier, est reconnue « la liberté de coalition ». De son côté, le ministre de l’Intérieur, Paul Boudet, annonce la neutralité nécessaire de l’État : « La latitude la plus grande doit être laissée aux patrons comme aux ouvriers pour la défense de leurs intérêts, et l’administration ne doit intervenir que pour maintenir l’ordre, s’il était troublé. »

Cet état d’esprit, plus conciliant, a un effet stimulant, libérateur : dans le textile, dans les mines, dans les vieilles régions industrielles, des grèves éclatent rapidement. La Chambre de Commerce de Rouen s’inquiète :
« À son apparition, elle a donné un ébranlement général aux conditions centenaires qui réglaient les rapports des travailleurs ; des prétentions exagérées ou justifiées se manifestent de tous côtés ». D’autant que ces grèves tiennent plus longtemps : de quatre jours, au maximum, auparavant, leur durée moyenne est désormais de onze jours entre 1871 et 1890.

Nouvelle répression

Et pourtant, cette loi est bien imparfaite : plus qu’un véritable droit accordé, c’est avant tout un délit qui est supprimé, celui de « coalition ». Si la répression ne prend plus, plus toujours, le visage des soldats, ne passe plus par le procureur, ne conduit plus à la prison, elle prend d’autres formes. Le renvoi, par exemple. Pas seulement le renvoi de l’usine, mais aussi du logement – qui appartient bien souvent au patron. À Noeux-les-Mines, en 1877, la compagnie minière « a fait des démarches et même des menaces aux mineurs qui sont attachés au sol », et les enfants des grévistes sont exclus des écoles. Une verrerie lyonnaise demande, elle, à ses ouvriers « de remettre les clefs de l’appartement en se faisant régler ». Et surtout, on trie les fortes têtes à l’entrée : en 1872, l’ingénieur-conseil à la Société des mines de Carmaux recommande à ses supérieurs de « se préserver des indociles […] qui ne peuvent que désorganiser l’ordre et l’activité indispensables à la bonne marche et au rendement économique de l’exploitation ». Du coup, durant les années 1870, les militants eux-mêmes marquent, à l’égard de la grève, une certaine défiance. Un rapport de délégués syndicaux, en 1873, la considère comme « le progrès forcé du moment », qui met en place des « moyens violents, et par conséquents injustes » dont il convient « par une organisation préventive, d’en empêcher le retour ». La grève est trop coûteuse, déplore-t-il, pour les ouvriers et leurs organisations.

Canaliser les grèves

Remis de la Commune, de l’écrasement populaire de 1871, le mouvement syndical va connaître un nouveau souffle. En 1881, on dénombre déjà cinq cents chambres syndicales. Des congrès ouvriers se réunissent à Paris en 1876, à Lyon en 1878 et à Marseille en 1879. La République des Opportunistes va s’adapter à cette réalité. Le 21 mars 1884, les syndicats deviennent légaux. La loi stipule que les personnes « exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes » pourraient, sans autorisation gouvernementale, se constituer en syndicats. Le but avoué ? Lutter contre les rouges. Canaliser les grèves. Pour le père de la loi, Waldeck-Rousseau : « Les syndicats ne font pas seulement les grèves, ils les régularisent, les disciplinent ». Son collègue Jules Ferry avait, à la Chambre des Députés, le 31 janvier 1884, exprimé cette idée encore plus clairement :
« Réprimer aveuglément les coalitions favorisait la prolifération des sectes socialistes. En autorisant les syndicats professionnels, ce gouvernement a mis en place une administration composée de l’élite des ouvriers prompte à l’arbitrage de la préfecture et capable d’isoler les agitateurs professionnels ! » Entre 1890 et 1902, 43 % des conflits se déroulent sous la conduite d’un syndicat, puis 84 % en 1903-1914. De nouvelles habitudes sont prises. On privilégie l’annonce préalable, les réunions. On discute et écrit les revendications, pour les soumettre à l’employeur. Et, en fonction de sa réponse, on prend la décision, ou non, de mise en grève. Voici les carriers du Dramont (Var) : lors de leur assemblée générale, le 17 août 1899, ils « proclament la grève et rédigent un épais dossier de doléances », tout en laissant une semaine de réflexion à la direction de la compagnie. Le 24 août, « après une réunion houleuse, un vote secret décide de la grève par 411 voix contre 122 et 200 abstentions ».

L’arme par excellence

Mais les « agitateurs » et les « sectes socialistes » vont parfaitement s’accommoder de cette légalité. Ils feront du 1er mai comme des répétions de révolution. Ils tenteront de pousser, et de passer de la grève à la grève générale. En 1909, le secrétaire de la CGT, Victor Griffuelhes, en décrit les vertus, sans réserve désormais : « La grève est l’arme par excellence puisqu’elle est un moyen, pour le salarié, de démontrer sa force, c’est-à-dire la valeur du travail sans lequel la société ne peut vivre, puisqu’elle est le moyen matériel d’atteindre le patron et puisqu’elle constitue la rupture par laquelle le prolétariat ose défendre ses droits et ses intérêts. La grève est donc pour nous nécessaire puisqu’elle frappe l’adversaire, stimule l’ouvrier, l’éduque, l’aguerrit, le rend fort par l’effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière ».

La négociation

Après la Première Guerre mondiale, suivent des grèves d’ampleur, quasi insurrectionnelles, inspirées de la révolution russe. Lourdement réprimées (voir encadré), elles échouent. Et durant l’entre-deux guerres, c’est la négociation qui prime. En 1927, le secrétaire CGT de la Fédération des cuirs et peaux, résume ce changement : « J’appartiens à une Fédération où on n’a pas peur des grèves, des conflits, mais quand par la puissance et par l’autorité des Fédérations, des syndicats et de la CGT, nous sommes capables de faire donner aux camarades le maximum de résultats, il est inutile de les jeter à l’aventure, car l’on sait toujours le jour où a éclaté la grève, on ne sait jamais le jour où elle se terminera ». Cette mue peut avoir une interprétation ambivalente, se lire dans deux sens contraires. Soit le mouvement ouvrier s’est renforcé, désormais assez puissant, au fil des ans, pour arracher des conquêtes à l’adversaire patronal par la seule peur, par de simples menaces, sans le besoin de les mettre en oeuvre. Soit les syndicats se sont institutionnalisés, ont perdu la révolte qui habitait leurs aînés et n’ont gagné qu’en timidité. Et les deux sont sans doute vrais, alors, simultanément vrais. Même la CGT-U, liée au Parti communiste, ne semble pas résister à ce modérantisme. En août-septembre 1923, les gaziers parisiens, exigeant des augmentations, cessent le travail. Un rapport de police se moque gentiment des syndicalistes révolutionnaires :

« Ils n’ont pas craint de fréquenter, aux premiers jours de leur mouvement, les antichambres de M. Maunoury [Ministre de l’Intérieur du gouvernement Poincaré], de M. Gellié [chef de cabinet], des conseillers municipaux de Paris et des dirigeants de la Société du Gaz, comme de vulgaires réformistes »

Réunions tripartites

Le Front populaire, avec trois millions de grévistes, va libérer ces colères et ces espoirs trop longtemps comprimés. Le secrétaire du Parti communiste, Maurice Thorez, alors avant tout soucieux de politique étrangère (voir Fakir n° 48) théorisera, quasiment, la modération : «  Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. Tout n’est pas possible ». C’est alors, également, que le « dialogue social » entre dans les mœurs. Les premières réunions tripartites, état-patronat-syndicats, se déroulent en juin 1936. Et le 31 décembre, une loi sur « l’arbitrage obligatoire » implique les autorités dans la résolution des grèves. Entre le 1er janvier 1937 et le 30 mars 1938, 35 % des conflits collectifs sont réglés rapidement, via un surarbitre.

Régulation

Ce « dialogue social » est devenu la norme.« L’action syndicale [revêt] des formes diverses pouvant aller jusqu’à la grève ». C’est le premier article des statuts votés par la CGT, en décembre 1995. « Jusqu’à la grève » : voilà qui apparaît comme un maximum. Là où, un siècle plus tôt, le secrétaire de la CGT voyait dans la grève un point de départ, quasiment, qui « prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière ». C’est que l’après-guerre a vu la mise en place des États sociaux. Avec la Sécu, les comités d’entreprise, les commissions du Plan, etc., les pouvoirs syndicaux se sont renforcés. Les organisations de travailleurs ont participé aux institutions – devenant des institutions elles-mêmes. Hier révolutionnaires, les syndicats ont adopté une posture de régulation. « La vieille mythologie selon laquelle l’action syndicale c’est seulement la grève, cette mythologie a vécu », déclarait Edmond Maire, le secrétaire de la CFDT, au milieu des années 1980. La grève doit intervenir simplement « quand les syndicats ont épuisé leur rôle d’intermédiaires et de négociateurs ». Ce raisonnement marchait, lorsque, par la seule discussion, on arrachait au patronat des avantages. Mais que dire quand ce « rôle d’intermédiaires et de négociateurs » consiste, depuis trois décennies, à entériner des reculades ? L’ambivalence, alors, ne joue plus : l’appréhension à se lancer dans une grève trahit, dès lors, une faiblesse à nue.

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**[*Répression en yoyo*]

Depuis 1864, la répression n’est plus la règle. Elle n’en devient pas pour autant l’exception, fluctuant selon les gouvernements.
Ainsi, le boucher de la Commune, Adolphe Thiers, ne lésine pas non plus avec les grévistes. En 1872, il adresse ses recommandations au Préfet du Nord, confronté aux mineurs :

« Un second régiment est prêt à partir... Soyez donc tranquille et agissez avec rigueur. Châtiez. Faites que tout cela finisse absolument. Dispersez les bandes par de la cavalerie appuyée d’infanterie. Faites saisir les mutins et livrez-les à la Justice »

Avec l’arrivée des républicains, le ton s’adoucit. Waldeck-Rousseau, le ministre de l’Intérieur de Jules Ferry, envoie le 27 février 1884 une circulaire aux préfets quant aux grèves :

« La gendarmerie est la seule force publique dont vous ayez à user habituellement pour assurer l’ordre et protéger la tranquillité ; c’est là sa mission, c’est là son rôle normal ; la troupe en a un autre, aussi n’y devez-vous recourir qu’à la dernière extrémité ».

Puis le ton change à nouveau. De 3 % en 1882, le taux d’intervention des troupes redevient supérieur à 10 % à partir de 1886 et atteint même 15 % en 1890. L’année suivante, en 1891, a lieu le massacre des mineurs de Fourmies, faisant neuf morts, et au moins trente-cinq blessés en quarante-cinq secondes. Paul Lafargue décrit ainsi le drame :

« Alors, les soldats, sans avoir été provoqués par la foule, sans avoir fait les trois sommations réglementaires, tirèrent. La boucherie aurait duré encore longtemps si le curé catholique Margerin, n’était pas sorti de la maison et n’avait pas crié : “Assez de victimes.” Neuf enfants étaient couchés sur la place, un homme de 30 ans, 2 jeunes gens de 20 ans, 2 enfants de 11 et 12 ans et quatre jeunes filles de 17 à 20 ans. »

Georges Clemenceau s’émeut alors à la tribune, rend hommage à « ces femmes et ces enfants dont le sang a pour si longtemps rougi le pavé ». Mais ce sera bientôt son tour, comme ministre de l’Intérieur, comme président du Conseil, de faire couler le sang. À la fin de la Première Guerre mondiale, les mouvements revendicatifs reprennent de plus belle, avec des grèves très dures, et une répression non moins impitoyable, la bourgeoisie étant hantée par le spectre bolchevik. Au printemps 1920, 20 000 cheminots sont révoqués. Le ministre de l’Intérieur, Steeg, se félicite à la Chambre des Députés :

« Le Gouvernement, comme c’était son droit et comme c’était son devoir, a assuré la liberté du travail, a imposé le respect de la loi (Très bien ! Très bien !) Il a sévi contre les excitations criminelles. Il a posé en principe que c’était un fait délictueux et non pas simplement politique que d’entreprendre contre la vie du pays une oeuvre concertée de bouleversements et de ruines. (Vifs applaudissements.) Nous avons pris des mesures exceptionnelles. On nous les reproche ! Mais ne croyez-vous pas que nous nous sommes trouvés en présence d’une situation exceptionnelle, en face de grèves exceptionnelles ? (Interruptions à l’extrême gauche). »

La grève des mineurs de 1948 demeure, jusqu’à aujourd’hui, le dernier cas d’une répression d’ampleur. 60 000 soldats et CRS furent envoyés dans les bassins miniers. Avec, à la clé, six morts, des milliers de blessés, 3 000 arrestations, 1 500 emprisonnés, 3 000 licenciements et une centaine de délégués syndicaux révoqués. L’un d’eux raconte :

« Ils sont venus à la maison, on a eu deux jours pour déguerpir, avec femme et enfants. Mon épouse était enceinte. C’était une répression sauvage, injuste. Le droit de grève était inscrit dans la Constitution. Les mineurs licenciés ont donc perdu leur travail, le logement qui allait avec, le chauffage. Et puis, quand on retrouvait un travail, quelqu’un des Houillères passait voir le patron et on était de nouveau licencié. Il y a pire, nous étions considérés comme de mauvais mineurs et ne pas être dignes des Houillères. À l’époque, dans les mines, c’était la honte ! »

)]

Le travail nous a été bien mâché par Stéphane Sirot et son Histoire sociale de la Grève en France, Éditions Odile Jacob, 2002.
Toutefois, comme on avait pas grand chose à faire sur les plages picardes cet été, on a complété avec : Les ouvriers en grève, Michelle Perrot, éditions Mouton, 1974
Avec les ouvriers de Mazamet 1909-1914, Rémy Cazals, François Maspero, 1978
La grève ouvrière, Guy Caire, Éditions ouvrières, 1978
Clemenceau, briseur de grèves, Jacques Julliard, collection Archives, 1965
La Nation et les Grèves, Alexandre Millerand, Bureaux de l’action nationale, 1920

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