La semaine où la gauche a basculé à droite (vidéo)

par François Ruffin 01/11/2013 paru dans le Fakir n°(60) avril - juin 2013

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C’est un anniversaire qu’on a oublié de célébrer : il y a trente ans, en mars 1983, la gauche basculait à droite. En dix jours se déroule un thriller politique. Le 13 mars, François Mitterrand souhaite une « autre politique ». Le 23 mars, c’est plié : ce sera le « tournant de la rigueur » et l’Europe de l’austérité. S’ouvre alors la « parenthèse libérale ». Dans laquelle nous sommes encore coincés.

1er mai 2012

L’hommage

En pleine campagne, entre les deux tours de la présidentielle, François Hollande ne défile pas dans les cortèges de manifestants. Il se rend à Nevers, pour un hommage à l’ancien maire de la ville, le Premier ministre Pierre Bérégovoy, qui s’est suicidé le 1er mai 1993. Le candidat socialiste salue l’ « ouvrier, homme d’état, grand serviteur de la République », mais, nous dit Libération, « plus que de la victoire de la gauche, c’est de 1984 dont il parle, quand Bérégovoy, nommé au ministère de l’économie, a dû engager “le redressement de la France, rongée par les déficits et l’inflation”. Quand l’ancien ajusteur-fraiseur est devenu “l’homme qui savait gérer”. Un portrait posthume qui vaut promesse s’il l’emporte dimanche », conclut le quotidien. Et le porte-parole de sa campagne, Bernard Cazeneuve, aujourd’hui ministre du Budget, ajoute : « Bérégovoy a compté dans l’histoire de la gauche. C’est lui qui a réconcilié la gauche et le réalisme. »
C’est plus qu’un signe. Comme père spirituel, François Hollande avait déjà Jacques Delors, le grand artisan du renoncement, dont il fut un proche à la tête du club des Témoins. Mais voici qu’avant même son entrée en fonction, comme inspirateur peu inspiré, il choisit le gentil Béré, le socialiste qui a libéré les marchés financiers, qui avait de l’ « austérité » plein la bouche, qui est devenu un béni-oui-oui du franc fort. Car Pierre Bérégovoy, et qu’importe ses qualités personnelles, et qu’importe sa fin tragique, a incarné la gauche carpette, aplatie devant les puissances de l’argent, se prosternant devant l’Allemagne et l’Europe. Tout un programme, pour le futur président : lui ne lutterait pas, il ne résisterait pas, il l’annonçait déjà. En 1983, François Mitterrand, et avec lui le PS, avait ouvert la « parenthèse libérale », signé un armistice, après bien des hésitations, des tergiversations, une petite mort dans l’âme. Trente ans plus tard, son successeur à l’Élysée tire de ce renoncement une fierté : la capitulation se veut définitive – et habitée par un étrange orgueil.

14 mars 1983

Le nœud

Hier, la gauche a subi une défaite, mais pas de débâcle. Un « avertissement », comme cause Lionel Jospin, le premier secrétaire du PS, avec trente et une villes perdues : Grenoble, Roubaix, Tourcoing, Épinal, Nîmes, etc. À l’Élysée, le président attend son Premier ministre. C’est l’heure du choix, désormais, un choix qu’il repousse depuis trop longtemps. Il relit une note, que lui a fait passer Jacques Delors, son ministre de l’économie : « Sur un an, la consommation des Français augmente de 3,7 %, mais la production intérieure que de 2,1 %. La différence est assurée par une flambée d’importations. » Le déficit commercial s’est accru de trente-deux milliards. Sur un an, le taux de couverture en produits manufacturés a baissé de dix points, passant de 88 % à 78 %. C’est net : la relance française profite aux Allemands, aux Américains, aux Japonais. Que faire, alors ? Il n’y a que deux options, et pas de troisième voie : la France doit-elle sortir du Système monétaire européen (SME), prendre des mesures protectionnistes, limiter les importations, et persister dans une politique « de gauche », volontariste, tournée vers l’industrie, vers le progrès social ? Ou doit-elle accepter la discipline du SME, lier le franc au mark, et, dès lors, procéder à un « assainissement » budgétaire, à une « désinflation compétition », bref, à de l’austérité pour l’état comme pour les salariés ? Ce nœud, il faut maintenant le trancher. Un nœud que Mitterrand a lui-même emmêlé, sciemment, depuis un an au moins.

16 juin 1982

L’autre politique

Dès le 5 juin 1981, son conseiller, Jacques Attali, toujours prompt à appuyer sur le frein, l’a mis en garde contre les déficits : « Pour le moment, je fais de la politique, lui a répondu François Mitterrand. La rigueur, on verra ça plus tard. » Au printemps 1982, son Premier ministre, Pierre Mauroy, lui a présenté un plan de rigueur, justement : « Laissez-moi faire mon sommet, après on verra. » Le monarque socialiste accueillait le G7 à Versailles, avec banquet, feu d’artifice, opéra, début juin : qu’on ne l’embête pas avec ces questions d’intendance. Mais dès le weekend suivant, le samedi 12, le franc était dévalué de 9,75 % par rapport au mark. Et le lendemain, dimanche, le Conseil des ministres bloquait les prix et les salaires pour quatre mois. Les tenants de la rigueur semblaient l’emporter. Mais ce 16 juin, en conférence de presse, le président a accompagné cette orientation, temporaire, d’un discours combatif : « Nous nous trouvons dans un cas typique de lutte des classes, à la fois nationale et internationale. Nous ne pouvons compter sur aucun des grands pays capitalistes, car pour eux le but est de démontrer que nous ne pouvons pas nous isoler. Ce constat aurait pu nous conduire à quitter le SME car, finalement, ce système nous lie à ceux que nous combattons. […] Si nous échouons dans cette deuxième phase, une troisième pourrait nous conduire à sortir du SME. »

Ce jour-là, le président ouvre donc la porte à une « autre politique ». Ses partisans se mettent au travail. Parmi eux, un patron iconoclaste, Jean Riboud, PDG de Schlumberger : « Oui, François Mitterrand va gagner. Mais pour quoi faire ? s’interrogeait-il avant mai 1981. Si c’est pour écouter Delors et faire comme Barre, alors la France aura perdu une chance, ultime, de se moderniser et elle disparaîtra de la scène des grands en se fondant dans un magma libéral européen. » Et il préconise que, dès son accession au pouvoir, Mitterrand « marque la rupture avec le conformisme ambiant avec deux mesures fortes : investir massivement pour moderniser l’appareil industriel français et passer immédiatement à la semaine des 35 heures. On ferait ainsi disparaître instantanément une partie du chômage et on se préparerait à digérer les gains de productivité résultant de la modernisation de l’outil de production. » Et si ça ne marche pas avec 35 heures, qu’on essaie avec 32 heures !

Ces idées, il les reprend, les complète (« désendetter massivement les entreprises », « abaisser durablement le coût du crédit », « protéger les produits français de la concurrence étrangère »), les expose à l’Élysée. Et un groupe informel, hétérogène, « les visiteurs du soir », les « Albanais », se constitue, pour proposer cette « autre politique », pour « mettre entre parenthèses la contrainte extérieure ». Face à eux, Jacques Attali, Jean Peyrelevade, Jacques Delors, Michel Rocard et bien d’autres énarques, hauts fonctionnaires divers, prônent le contraire : qu’on en finisse avec cette « expérience ». Le président ne dit rien, maintient l’ambiguïté : « Durant cette période, note son conseiller Charles Salzman, François Mitterrand fera des confidences contradictoires aux uns et aux autres afin de brouiller toutes les pistes et se laisser la liberté entière du choix, sans engagement d’aucune sorte. »
De toute façon, il ne décidera rien avant les municipales.
Et le 19 février encore, en privé, il se dit « partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale. Le SME est nécessaire pour réussir la première et limite ma liberté pour la seconde. »

14 mars 1983

Le refus

Ce dilemme tourmente le président, ce matin. Mais il déchire le PS, comme en témoigne la presse du jour : dans Le Monde, les chevènementistes s’en prennent aux rocardiens, parlent d’« acquiescement à une fatalité », de « soumission mélancolique aux contraintes d’un environnement hostile », d’une « polémique antiprotectionniste » qui serait « la pointe avancée d’une opération politique de grande envergure », qui conduirait au « libéral déflationnisme ».
Il faut trancher.
Pierre Mauroy s’assied face à lui. « Je vous garde, lui annonce François Mitterrand, mais pour faire une politique économique plus tranchée qui implique la sortie du franc du SME.
— Non ! lui répond Pierre Mauroy. Je ne saurai pas faire ! Je ne suis pas l’homme d’une telle politique ! »
Après ce refus, donc, l’incertitude demeure : de quel côté penchera la balance ?

15 mars 1983

La conversion

La gauche a nommé, comme directeur du Trésor, Michel Camdessus, un libéral convaincu, qui deviendra bientôt directeur du FMI, qui imposera aux pays du Sud des « plans d’ajustement » draconiens. Pareil personnage n’est pas, on le devine, franchement favorable à l’« autre politique ». Il fait même tout pour s’y opposer. En lien avec le groupe Attali, il a prévenu : les caisses sont vides. Et ensemble, les deux compères se rendent ce matin au ministère du Budget. À Laurent Fabius, ils dépeignent « les conséquences terribles que pourraient avoir une sortie du franc du SME : coup d’arrêt à la construction européenne, décrochage du franc d’au moins 20 %, terrible pour les achats de pétrole et la dette ; des taux d’intérêt qui grimpent de 15 à 20 % ; un million de chômeurs en plus et, au bout du compte, un plan d’austérité de la part du FMI ». À côté de ça, les dix plaies d’Égypte sont une partie de plaisir… Jusqu’alors, Laurent Fabius est plutôt proche de l’« autre politique », favorable à une sortie temporaire du SME. À l’automne 1981, il a préparé un budget avec des dépenses publiques en hausse de 30 %, l’embauche de 200 000 fonctionnaires, 500 % d’augmentation pour la recherche, 100 % pour la culture et le travail, 40 % pour le logement, 30 % pour la justice... Après son exposé, Michel Camdessus a « vu brusquement Fabius changer de visage. Il n’avait pas perçu toutes les conséquences d’un flottement généralisé. Mais peut-être n’ai-je convaincu si facilement Fabius que parce que celui-ci savait que le Président pouvait encore changer d’avis ».

16 mars 1983

La décision

Le Conseil des ministres approuve, ce matin, l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans. Voilà pour la façade. Côté coulisses, le jeune Fabius a demandé rendez-vous au « Vieux », et à son tour « il va s’efforcer alors à faire comprendre les conséquences terribles que pourraient avoir une sortie du franc du SME ». C’est, semble-t-il, l’entretien décisif. Aussitôt après, François Mitterrand reçoit à nouveau Pierre Mauroy et lui demande, cette fois, « de penser à la formation d’un gouvernement dans le cadre du maintien dans le SME ». Les dés sont jetés, en principe. Mais le président n’interviendra, il l’a annoncé, à la télévision que le mercredi 23 mars. Tout peut dépendre, encore, des négociations monétaires – qui doivent se tenir ce week-end à Bruxelles.

18 mars 1983

***Le seul vrai débat

Est remis à Jean-Pierre Chevènement, à sa demande, un rapport qui recommande la généralisation de la norme NF : « La normalisation doit s’adapter aux préoccupations économiques et sociales du gouvernement », indique le rapporteur. L’« autre politique » aiguise ainsi ses « redoutables armes protectionnistes », comme l’écrit Le Monde, plutôt hostile. De quoi « participer à la reconquête du marché intérieur ». Car mis à part quelques initiés, on ignore encore l’issue du match. Et Philippe Labarde, dans Le Monde toujours, publie un remarquable éditorial, qui vaut encore pour aujourd’hui, qui voit bien plus loin que la question technique du moment :

« L’idée est sérieusement envisagée de frapper un grand coup en faisant sortir le franc du SME,note-t-il. Mais on peut se demander en vérité si le pays n’est pas privé du seul vrai débat économique qui vaille. Puisque pouvoir de gauche il y a, et puisque celui-ci dispose de trois ans avant d’avoir à affronter de réels dangers électoraux, quelle politique faut-il mener nonobstant les sacrifices nécessaires pour que les résultats de cette politique puissent être qualifiés de socialistes ? Quels tabous convient-il de renverser, dut-on prendre le contrepied des thèses orthodoxes ? Tout se passe comme si le pouvoir socialiste gardait en poche ses théories économiques et parait au plus pressé en utilisant l’arsenal le plus classique. N’a-t’il donc pas un autre discours à tenir, d’autres choix à faire, à tout le moins un vrai débat à proposer ? [...] John Maynard Keynes, dans ses Essais sur la monnaie et sur l’économie, souhaitait que l’on relègue le problème économique “à la place qui lui revient : l’arrière-plan, afin que le champ de bataille de nos cœurs et de nos têtes soit occupé, ou plutôt réoccupé, par nos véritables problèmes, ceux de la vie et des relations entre hommes, ceux des créations de l’esprit, ceux du comportement et de la religion.” »

19 mars 1983

Le bluff

À Bruxelles, se réunissent les ministres des Finances, sous haute tension, et Le Monde se fait du souci : « La France n’exclut pas de sortir du système monétaire européen », titre le quotidien. Le pays serait ainsi « tenté, comme le souhaitent ouvertement certains, de pratiquer plus encore une politique à contrecourant, passant par un développement économique plus autocentré, – soutien de la demande intérieure, – quitte à prendre des mesures temporaires de sauvegarde pour protéger son marché. L’enjeu est considérable. » Jacques Delors menace, defait : « Je viens à cette réunion un peu triste, en pensant que si rien n’évolue la France quittera le Système monétaire européen à la fin de cette réunion. Celle d’aujourd’hui. Je me suis battu toute cette semaine pour l’Europe, comme je le fais depuis longtemps, mais devant des gens arrogants et incompréhensifs, que voulez-vous que je fasse ? » C’est du bluff, pour l’essentiel. Destiné à l’opinion française. Il suffira d’un geste des Allemands, à la marge, une mini-dévaluation, et on en acceptera la mise au pas, feignant d’en sortir la tête haute.

20 mars 1983

Le vainqueur

Le scénario attendu se produit : le franc et la lire sont dévalués a minima, de 2,5 %, le mark réévalué de 5,5 %, la France ne sort pas du SME, et Jacques Delors peut applaudir, heureux : « C’est un bon accord. Il tient compte des forces commerciales des différents pays.  » Lui l’a finalement emporté. Non pas contre les Allemands, mais contre l’aile gauche du PS, contre les partisans de l’« autre politique », au terme d’une longue bataille. À peine Mitterrand élu, en 1981, Jacques Delors invitait à « la défense de la monnaie » : « La rigueur, c’est de faire en fonction des marges de jeu de l’économie et de l’héritage qui nous ait laissé. Voilà les principes qui nous guideront » (25/05/81), il dressait un éloge du libéral Raymond Barre : « Le précédent Premier ministre est resté cinquante-six mois au pouvoir, et en dépit d’une politique cohérente, courageuse, il n’a pas pu infléchir le taux d’inflation française » (30/05/81), et il fixait d’étranges objectifs à la gauche : « Nous voulons que la France puisse apporter son concours à l’augmentation des échanges commerciaux et financiers et que l’on puisse dire dans trois ou quatre ans, la France est un bon ouvrier de la communauté internationale » (30/05/81). À l’automne 1981, il s’opposait au budget de son ministre délégué, réclamait que 25 milliards de dépenses soient supprimées, obtenait le gel de 15 milliards, et souhaitait dans la foulée « une pause dans l’annonce des réformes » (29/11/81).
Ce dimanche, il a vaincu.
Ses opposants jettent le gant : Michel Jobert (gaulliste de gauche) annonce immédiatement sa démission, Jean-Pierre Chevènement la prépare.

23 mars 1983

Abandons

François Mitterrand intervient à la télévision :

« Nous n’avons pas voulu et nous ne voulons pas isoler la France de la Communauté européenne… Il est temps d’arrêter la machine infernale. Combattre l’inflation, c’est sauver la monnaie et le pouvoir d’achat. Voilà pourquoi je lutterai, et le gouvernement avec moi, contre ce mal, et mobiliserai le pays à cette fin. [...] Et il en va de même face à l’autre mal qui nous ronge : le déficit insupportable de notre commerce extérieure et l’endettement qui en découle. Votre rôle est décisif. Partout où l’on fabrique et partout où l’on crée, partout où l’on achète, partout où l’on échange, dans votre manière de vivre, de consommer et même de voyager, vous devez préférer, à qualité égale, les productions françaises. L’effort demandé à tous devra être équitablement réparti pour que chacun y contribue à la mesure de ses moyens. »

Le virage est encore discret, le discours « moderne » demeure timide. Mais ce jour-là, la gauche abandonne deux outils économiques majeurs :
— la souveraineté monétaire : la France renonce à dévaluer ou réévaluer sa monnaie selon ses besoins, la liant au mark fort ;
— la souveraineté commerciale : la France s’interdit toute protection, remplaçant une mesure politique, des taxes aux frontières, par la bonne volonté du consommateur invité à acheter français, suprême foutaise.
Et comment le chômage sera-t-il combattu ? Par « la formation des jeunes », qui sera le refrain du PS durant vingt ans, le déguisement de l’abdication. C’est dire qu’on déserte ce combat, jugé moins prioritaire que « la lutte contre l’inflation », ou le « déficit de la Sécurité sociale ».
Le Monde s’en réjouit : François Mitterrand « avait choisi de rester dans le système monétaire communautaire et avait opté pour l’Europe, rejetant la tentation du protectionnisme et du repli sur soi à caractère nationaliste que de nombreux ministres éprouvaient. Il a transformé l’essai et tiré les conséquences logiques de son choix, en donnant la priorité à la rigueur, mais en souplesse et dans un contexte “raisonnable”. »

25 mars 1983

Parole

Alors conseiller économique à l’élyséen, François-Xavier Stasse se souvient « parfaitement de la réunion de cabinet du 25 mars. Nous avions tous le sentiment que nous étions en train de changer d’époque, que la gauche avait fait le saut dans le réalisme économique, que c’était irréversible ».
Le soir, à la télé, Pierre Mauroy, confirmé à Matignon, annonce un plan d’austérité qui « n’était pas envisagé ». Majoration de l’impôt sur le revenu, emprunt obligatoire, taxe sur l’essence, et surtout : désindexation des salaires – qui ne suivent plus automatiquement l’inflation. Au journal de 20 heures, toujours, Jacques Delors est interrogé : « À première vue, remarque le reporter, on a l’impression que ce sont les entreprises qui s’en sortent le moins mal, car vous avez évité d’alourdir leurs charges.
— Pour une raison simple. Nous voulons qu’elles puissent investir et créer des emplois », réplique le futur président de la Commission. De tout cela, Pierre Mauroy s’en félicite dans ses Mémoires : « Je retourne à mon travail, pour lancer ce formidable mouvement que l’on a appelé la politique de rigueur, qui s’est traduite par un blocage des prix et des revenus jamais vu en France […] Je suis arrivé avec 14 % d’inflation avant la fin de l’année 1982 ce sera moins 10 % et en 1983 ce sera 8 % et ensuite nous serons sur la pente de 5 %. Eh bien nous avons tenu parole. »
Quelle parole ?
Le « franc fort » ne figurait pourtant pas parmi les « 110 propositions pour la France » du candidat François Mitterrand. La réduction du chômage, oui : en dix années de cette politique, la barre des 3 millions de chômeurs est franchie. Au cours de la même décennie, les dividendes des actionnaires ont eux triplé, quasiment : le capital a grappillé 8 % de la valeur ajoutée au travail.

29 mai 1983

Le destin

Deux mois après son départ du gouvernement, Jean-Pierre Chevènement proteste devant la convention nationale du Parti socialiste : « L’histoire nous jugera, et d’autant plus sévèrement que, à la différence de ce qui s’était passé sous le Front populaire, le peuple nous a donné, en 1981, toutes les responsabilités… Tout se passe comme si la politique gouvernementale actuelle avait pour philosophie implicite : il faut assurer la convergence des politiques économiques avec l’Allemagne et nos voisins européens… S’agit-il d’une parenthèse, selon l’expression de Lionel Jospin ? Il y a malheureusement trop de signes en sens contraire. On croit ouvrir une parenthèse, et puis on s’aperçoit que c’est un virage, et bientôt, si l’on n’a pas réagi, celui-ci prend la figure du destin ! »
Et dans son livre Défis républicains, il ajoute :

« Comme j’aurais aimé qu’en mars 1983 François Mitterrand prît davantage ses aises avec un Système monétaire européen concocté par son prédécesseur, défendu bec et ongles par toute la technostructure libérale et dont mon collègue allemand me disait avec une pointe de cynisme qu’il fonctionnait comme “un système de subventions à l’industrie allemande” ! C’eût été changer la face de l’Europe en montrant notre liberté vis-à-vis d’un carcan qu’on avait voulu nous imposer. C’eût été rester fidèle au sens que, depuis dix ans, nous avions voulu donner à notre politique. La gauche aurait perdu en 1986, mais sur ses bases, et la suite eût été différente. Le Parti socialiste eût vertébré en Europe une politique réellement alternative dont l’heure eût fini par sonner. Au lieu de cela, le Parti socialiste se coula peu à peu dans un rôle de thuriféraire de l’orthodoxie libérale et monétariste. »

15 septembre 1983

Tête-à-queue affiché

Le président revient à la télévision, après six mois de relatif silence, et lors de cette émission exceptionnelle L’Enjeu, le demi-tour est désormais assumé, la mue « moderne » revendiquée, le tête-à-queue idéologique affiché. « La lutte des classes n’est pas pour moi un objectif. Je cherche à ce qu’elle cesse ! » proclame le François Mitterrand qui, durant toutes les années 1970, dénonçait « une lutte de classe entre ce petit groupe de privilégiés et la masse des salariés », entre l’« OS dominé, opprimé, poussé à la révolte » et « les maîtres de l’argent, l’argent, l’argent, les nouveaux seigneurs, les maîtres de l’armement, les maîtres de l’ordinateur, les maîtres du produit pharmaceutique, les maîtres de l’électricité, les maîtres du fer et de l’acier, les maîtres du sol et du sous-sol, les maîtres de l’espace, les maîtres de l’information, les maîtres des ondes  ».
Le voici, en direct sur TF1, qui réhabilite le profit à gauche (« Je ne suis aucunement l’ennemi du profit, dès lors que le profit est justement réparti »), qui impose les critères de Maastricht avant Maastricht (« Il ne pourra pas y avoir un déficit budgétaire de plus de 3 % de la production intérieure brute »), qui dénonce des « charges excessives » (« Trop d’impôt, pas d’impôt. On asphyxie la production, on asphyxie les énergies. Il arrive un moment où c’est insupportable, et ce moment est arrivé »), et qui ferme, surtout, la porte à une « autre politique » : « Je pense, moi, qu’il n’y a qu’une politique possible dans les circonstances présentes. » Le TINA de Margaret Thatcher, There is no alternative, n’est pas si loin. Et le président caricature alors cette alternative qui, un temps, pourtant, avait ses faveurs : « Cette seule politique possible interdit le protectionnisme. Pour bien me faire comprendre, c’est qu’on ferme totalement, ou partiellement, nos frontières, à tous les produits, ou à certains produits, pour éviter d’être envahis. Moi je crois que le monde moderne, le rétrécissement de la planète, et puis la présence de la France dans le marché commun, exigent que la France joue le jeu. (…) Moi j’ai confiance dans la production française, et je suis contre le protectionnisme. »
« Rigueur » oblige, le chômage allait croître de 25 % en un an. Le Front national dépasserait pour la première fois les 10 % au printemps suivant. Les premiers contrats précaires dits TUC – travaux d’utilité collective – seraient votés en décembre 1984. Et pour Noël 1985, les Restos du cœur ouvriraient. « Il faut être cruel » – ou « brutal », selon les sources – confie le président à un Pierre Mauroy soucieux de tempérer la casse industrielle. Chantiers navals, charbon, acier, automobile : tout passe, dès lors, « pan par pan », à la moulinette des « restructurations ». « Les socialistes font le nettoyage que nous n’avons pas su faire », concèdera Alain Juppé – pendant que Laurent Fabius, en 1986, au terme de son passage à Matignon, se targue d’avoir effectué « le sale boulot, qui n’avait pas été fait avant » : « C’est la gauche et c’est son courage et c’est son honneur de l’avoir fait. » Une fois ce destin choisi, il restait à s’enfoncer sur ce chemin, de l’Acte unique à la Constitution pour l’Europe, en passant par les traités de Maastricht, Amsterdam, Lisbonne. Qu’au milieu de toutes les trahisons, il demeure au moins une fidélité : à l’engagement européen.

1er mai 2013

Un an

On pouvait comprendre ce choix en 1983 : Reagan vient d’être élu aux états-Unis, Thatcher en Grande-Bretagne, Kohl en Allemagne. Et surtout : c’est idéologiquement que le néolibéralisme a le vent en poupe, les thèses de Hayek et Friedman essaiment, puis dominent, dans la presse française, dans l’université, chez les intellectuels. Tandis que le socialisme, sans parler du communisme, devient ringard dans l’opinion. Dans ce contexte, l’« autre politique » aurait constitué, à coup sûr, une citadelle assiégée. Mais aujourd’hui ! c’est le libéralisme qui apparaît, au contraire, à bout de souffle. Le vote au référendum de 2005, la crise financière de 2008, les manifestations massives contre les « réformes » (1995, 2004, 2006, 2010), les sondages sur l’euro ou le protectionnisme, bien des signes démontrent que ce modèle est miné, discrédité. Et que le peuple français, et les peuples alentours avec, Portugal, Italie, Espagne, Grèce, sont en attente de ruptures. Voilà qui offre une marge de manœuvre pour mener une « autre politique », à définir, mais affrontant les dogmes du libre-échange et de la monnaie, pour faire un 1983 à l’envers, un « tournant » en sens contraire. Et c’est en cette période que François Hollande, presque à contrecourant de l’histoire – qui, cette fois, pourrait basculer à gauche – c’est à cet instant crucial que François Hollande, loin de saisir cette chance, loin de fermer la « parenthèse libérale », applaudit à ce conformisme, se vautre lâchement dedans, et se réclame du « réalisme » de 1983, ne tentant rien, n’osant rien, liant notre sort à l’Allemagne, en appelant à la rigueur, gravant la parenthèse libérale dans le marbre socialiste. Le 2 mai 1993, au lendemain de son suicide, l’ancien Premier ministre Raymond Barre, l’inventeur de l’« austérité », saluait en Pierre Bérégovoy un « homme courageux et responsable » : « Courageux parce que, compte tenu de son équation personnelle, il a été amené à prendre des décisions qui devaient nécessairement susciter des réactions chez ceux dont il était le plus proche. Responsable parce qu’il mesurait la nécessité, sur le plan national et international, de prendre des mesures douloureuses et rigoureuses. » François Hollande recherche-t-il le même hommage posthume de la droite, qui louera son « courage » et son « sens des responsabilités » ? Se félicitant à son tour d’avoir fait le « sale boulot »

[([**Sources*]
Le Bruit de la main gauche, Charles Salzman, Robert Laffont, 1996.
François Mitterrand, les années du changement, 1981-1984, sous la direction de Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco, Perrin, 2001.
Histoire du franc, Georges Valance, Flammarion, 1998.
Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004.
◊ Les journaux télévisés de l’époque (sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel) et les archives du Monde.
La deuxième droite, Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, Robert Laffont, coll. Libertés, 2000.)]

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Messages

  • ARRÊTEZ de considérer que "LA GAUCHE" se résume au PS..... NON la gauche na pas basculé. Le PS a basculé, oui !

  • Merci pour ce magistral et saisissant flash back. Très utile à raviver nos mémoires défaillantes...

  • un article lumineux...et désespérant

  • Les 35h, c’est Jospin ... une tuile pour la finance que Sarkozy Chirac, Hollande et autres ont bousillé sans cèsse !

    Papy Voise et Lepen c’est Bouygues et la presse (2002) !

    Quand à Hollande, cela fait des années qu’il est de droite. (sous Attali avec Mittérand). Hollande n’a jamais pris de virage, il a toujours été de droite et ses amis étaient même allés chez Sarkozy pour les coordonner (contre DSK, entre autres).

    Melenchon (ami avoué de Patrick Buisson), lui, est allé faire barrage à la Gauche d’Hollande !

  • Holllande ne sait que bobarder . C’était peu être même pour cela qu’il travaillait avec Attali, sous Mittérand , et que son ex-femme s’est permise de quémander un fief lors d’une réception.

    Les ténardiers du PS l’ont flingué.

  • Mauroy dont le seul épitaphe aura été

    ses longs doigts

    (adlib. L.Fabius)

  • "François Hollande recherche-t-il le même hommage posthume de la droite, qui louera son « courage » et son « sens des responsabilités » ? Se félicitant à son tour d’avoir fait le « sale boulot »…"

    M’étonnerais qu’il nous offre un suicide, lui !

  • Merci merci ! pile poil ce qu’il me fallait pour notre futur blog !
    Bonne continuation !

  • La description des faits est exacte. L’interprétation quant aux hésitations de Mitterrand dénote des présuppositions plus hasardeuses... On pourrait aussi fort bien penser à la lumière d’une histoire plus reculée que ce monsieur avait sans doute aussi peur de ses électeurs en faisant ce choix. Il n’y a pas la même désillusion pour Hollande dont toutefois le caractère affirmé n’est qu’un effet de surface. Car au fond que guide ces personnes à nous mentir sinon le pouvoir, encore qu’ils ne sont que pantins au service de leur classe sociale : la bourgeoisie, les gros patrons. La lecture sous l’angle de la lutte de classe (Marx) permet de comprendre que les politiques dites "sociales" keynésiennes ne sont que des concurrentes de celles dite "libérale" toutes deux intégrant un même système capitaliste.

    Un mot aussi sur le protectionnisme, c’est un outil du même système, utilisé selon les circonstances, pour servir les intérêts des mêmes : les bourgeoisies (ici nationales). C’est aussi semer la confusion dans les esprits et participer à la montée des idées nationalistes. Travailleurs de tous les pays n’est pas un slogan. La mondialisation est un fait. A nous d’en faire autre chose qu’une mondialisation capitaliste.

    Il y a tout à construire (la démocratie principalement, le reste on maîtrise) et des périodes de l’histoire où nous inspirer, celles où la population s’est emparée d’elle-même des choses.

  • Merci pour ce focus qui éclaire la base du décalage entre les idéaux rattachés à la gauche et la politique menée par la gauche, aujourd’hui comme il y a trois décennies. Il y a de quoi devenir schizophrène !