La pêche, dans les filets du libre-échange (1)

par Emma Souloy 24/09/2013 paru dans le Fakir n°(61) juillet - août 2013

On a besoin de vous

Le journal fakir est un journal papier, en vente dans tous les bons kiosques près de chez vous. Il ne peut réaliser des reportages que parce qu’il est acheté ou parce qu’on y est abonné !

Boulogne, « premier port de pêche en France » : c’est là-bas que le rédac’chef m’a envoyée.
J’ai rencontré des marins, des chercheurs, et même Greenpeace.
Tout ça pour découvrir quoi ? Que le « premier port de pêche » n’est plus… un port de pêche !

« J’étais à la plage, avec mes gamins, et sur la route du retour on passait à Boulogne. Comme c’est indiqué partout “premier port de pêche en France”, je me suis dit : on va acheter du poisson frais. J’ai tourné pendant vingt minutes près de la mer, un quartier qui s’appelait Capécure, on n’a pas aperçu un poisson, pas un étal. C’est impressionnant, tu te serais crue sur la Zone industrielle d’Amiens : des bâtiments immenses en acier, des hangars de stockage, des parkings à l’infini, et pas un bateau ! Waouh, c’est ça la pêche moderne ? Finalement, on a atterri dans une poissonnerie du centre-ville. Ça vaudrait le coup que t’ailles faire un tour là-bas, ça me semble un bon point de départ pour un dossier. »
C’est comme ça, avec le rédac’chef : il passe aux toilettes, la chasse d’eau est en panne, il en revient avec une idée de reportage sur les plombiers. Une rage de molaires, et vas-y pour les dentistes. On le laisse causer. Mais cette fois, pourquoi pas : je suis l’écolo de service, à Fakir. Alors d’accord, j’étais partante pour une enquête sur les méchants pêcheurs qui vident les mers de leurs poissons…

Flicage [**marin*]

La pêche a été bonne : soles et plies remplissent les caisses des fileyeurs de Boulogne – bateaux qui pêchent au filet – alignés le long du quai Gambetta. « Florent vient d’acheter son bateau il y a quatre jours. » Christophe regarde fièrement le navire de douze mètres du fiston qui termine, lui, de vider sa cargaison.
« J’ai 47 ans, c’est sûr que j’arrête dans cinq ans. On va laisser le gamin prendre les rênes. On va rattraper les week-ends qu’on a pas eu avec mon épouse. Et puis vous savez, des marins qui vivent jusque quatre-vingts ans c’est très rare. Trente ans dans l’eau, l’humidité, les efforts... Mon père est mort à 62 ans, mon mentor à 53. »
Il examine les poissons plats. Je leur trouve une drôle d’allure : grisâtres à points orange, guère appétissants. « Superbes ! » tranche Christophe, avant de poursuivre : « Je voulais pas que mes fils fassent ce métier. Mais mon père non plus voulait pas. Enfant, je trainais toujours sur le quai et j’allais sur son chalutier. Au lieu d’aller à l’école, je partais régulièrement avec mon beauf qui était fileyeur. Puis ça a été sur le Maraudeur de Mr Sailly. C’était le meilleur bateau de Boulogne ! Les fois où le patron me laissait bouger le bateau, il m’aurait donné deux mille euros ça m’aurait pas fait autant plaisir ! Mon rêve c’était d’avoir mon bateau. » On traverse le quai. « Je peux pas être plus de huit jours max loin de la mer. En vacances, il me faut des bateaux,discuter avec les pêcheurs, je peux pas sinon. » Il soupire. « C’était une passion. C’est un peu passé maintenant, le métier a changé. » Son regard fuit.
On passe devant les étals où est vendue la pêche du jour, en partie, et on s’installe dans un bar, quasi désert, « depuis que le ferry n’amène plus les anglais ici mais à Calais ». « Avant notre métier c’était de pêcher du poisson, reprend Christophe en buvant son café, maintenant c’est de respecter les normes. On est considéré pire que des malfrats. Les gens ils sont à bout. Un jour ça finira mal, il y aura un drame. Les anciens, vous les mettez dans un bateau, au bout de dix jours il y aurait un meurtre ! Parfois, on est verbalisé parce qu’il manque un dixième de millimètre au filet. Mais le nylon, ça varie avec le soleil ! On est environ cinquante bateaux, il y a quatre brigades de contrôle, parfois sept. Et ils ont le droit de nous contrôler une fois par mois. Je connais aucune profession où c’est comme ça ! Quand vous tombez sur un gars qui a de l’expérience, vous pouvez discuter. Mais si c’est un jeune qui sort de l’école, vous pouvez pas : il suit sa fiche. C’est pour remplir des feuilles de stats pour l’Europe. »
« L’Europe. » Le mot qui fâche est lâché. « Les technocrates de Bruxelles. » « Des gens qui sont dans des bureaux qui inventent des trucs », etc.
Je n’en dis rien à Christophe mais pourquoi pas, après tout, cette règlementation, si ça sauve les poissons ?

La main [**verte*]

« Diminuer l’effort de pêche », la Commission appelle ça. C’est-à-dire qu’on demande aux pêcheurs de prélever moins de poissons.
Cette politique date de 1983, renforcée en 1992, revue en 2002, etc. Mais sept ans plus tard, en 2009, l’Europe « reconnaît l’échec de cette politique » : « 88% des populations de poissons sont pêchés au-delà de leur “seuil durable maximum” », « 30% sont “surpêchés” » – c’est-à-dire qu’ils n’ont pas le temps de se renouveler – et « les marins pêcheurs connaissent une situation durable de crise ». Depuis, ça irait un peu mieux : « les efforts importants déjà réalisés par les pêcheurs pour gérer durablement la ressource halieutique portent leurs fruits », se félicite le ministre de la Pêche Frédéric Cuvillier, ancien maire de Boulogne. « 61% du stock de poissons de l’Atlantique nord-est est pêché durablement en 2013, contre 27% en 2010 et 6% en 2005. » La nouvelle réforme, adoptée cette année, devrait poursuivre dans cette voie.
Et ça marche plutôt, d’après Paul Marchal, scientifique de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) à Boulogne : « Il y a douze ans, il y avait des craintes légitimes : on observait des tendances au déclin sur beaucoup de stocks, notamment le cabillaud qui était en déclin continu depuis les années 1970. Le niveau de la biomasse était très faible, avec une très forte pression de pêche. Par exemple, pour le hareng, dans les années 1980, il y avait un quota de zéro car la biomasse s’était effondrée. En 2013, beaucoup de stocks se sont restaurés : hareng, lieue noir, sole, plie, aiglefin. Ça montre que les politiques de gestion européennes ont eu de l’efficacité. »
Vive l’Europe !

Dés[**espérance*]

Armée de cette conviction, je reviens au port joyeuse, au bassin Loubet.
« On a eu trois suicides en 2012 à Boulogne et Étaples », témoigne Olivier – patron d’un chalutier de vingt-cinq mètres.
Les pêcheurs de Boulogne sont ainsi habités, pour certains, par la désespérance, et pour tous, par le sentiment d’un tranquille déclin.
À cause des bateaux, de moins en moins nombreux : de 300 à la fin des années 80, il n’en reste que 170. La moitié ont disparu en vingt ans.
À cause des revenus, qui s’érodent : « Notre salaire a diminué de 70 % en cinq ans », évalue Olivier (qui en rajoute sans doute un peu). Et dans la ville, on constate que, « depuis quelques années, des pêcheurs ont recours aux assistantes sociales. Quand on pense qu’ici, avant, c’étaient eux qui avaient les meilleurs revenus, qu’ils faisaient construire des maisons sur la côte, c’était à qui aurait la plus belle. Tandis que maintenant… » La voix d’Olivier se fait sourde : « Mon fils je veux pas qu’il soit pêcheur, hors de question. Je vais pas aller lui donner ma misère. On en peut plus, on en a ras le bol. On a l’impression d’être les derniers, traînés dans la boue, avec des PV effrayants, au tribunal comme des voleurs ».
À cause de ces contraintes qui jouent, bien sûr, sur l’estime de soi d’une profession, non plus des héros qui partent en mer, à leurs risques et périls, pour nourrir la terre, mais des pilleurs de nature en puissance : « On a des balises sur le dos tout le temps, rajoute un jeune matelot, des déclarations à envoyer toutes les 24 heures à terre. C’est de la folie tellement y en a. L’Europe nous oblige de faire un journal de bord électronique. Tous les ans quelque chose de nouveau vient se greffer. »
Et pire que tout, peut-être : le « premier port de pêche en France » n’est plus… un port de pêche !

Para[**doxe*]

J’avais ce paradoxe, dans ma tête : ce qui est rare est cher.
Or, préservation des ressources oblige : on pêche moins.
Et la consommation ne faiblit pas, au contraire elle augmente.
Donc, logiquement, les cours du poisson devraient augmenter, voire exploser. Ce qui atténuerait les malheurs des pêcheurs. La loi de l’offre et de la demande, pure et dure.
Mais là, bizarrement, les cours ne se relèvent pas, ne baissent pas non plus, ils stagnent.
Comment expliquer ce mystère ?
L’explication tient en quelques lignes : « Dans le dernier demi-siècle, les pêches ont été bouleversées. En 1939, tout à côté de Boulogne, d’où l’on partait chaluter à vapeur puis à moteur depuis 1900, les femmes et familles des pêcheurs aidaient les pêcheurs à pousser leurs lourdes barques à l’eau... Maintenant, au supermarché de la ville voisine, dans le rayon des surgelés, on trouve du colin de l’Alaska, des langoustes du Cap, ou des crevettes de Thaïlande... »
En 1932, Boulogne est le premier port de pêche français avec 76 771 tonnes débarquées, 100 000 dans les années 1970. La ville passe ensuite progressivement « d’une identité de port de pêche à celle de plate-forme halio-alimentaire, sous l’effet des pressions exercées par les marchés de consommation, et en tout premier lieu par les exigences de la grande distribution » comme le note la mission Capécure 2020 [1]. Au point que la pêche boulonnaise n’est désormais plus qu’un complément des importations qui, elles, explosent : « Au-delà de la pêche débarquée et vendue à Boulogne (36 000 tonnes en 2012), Capécure traite 370 000 tonnes par an » (Les Échos du Boulonnais, mars 2013). Soit moins de 10 % de production locale !

La main [**droite*]

C’est là qu’apparaît – déception pour moi – toute l’ambiguïté de l’Union européenne : d’une main verte, elle surveille avec rigueur les prélèvements sur ses eaux, et réglemente jusqu’à la taille des mailles de filet. De son autre main, libérale, elle ouvre ses frontières à des poissons pêchés sur des mers à l’abri de tout contrôle.
Le rapport de la Food and agriculture organization (FAO) – l’organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture - sur la situation mondiale des pêches et de l’aquaculture (2012) est édifiant : « L’Union européenne est, à elle seule et de loin, le plus vaste marché pour le poisson et les produits halieutiques importés, puisqu’elle concentre 26% des importations mondiales ».
Et pour cela, que s’empresse de faire l’UE ? Elle supprime « les taxes douanières prohibitives ». Ainsi, en 2009, Bruxelles a adopté une mesure visant à réduire, voire à éliminer, les tarifs douaniers sur l’importation de produits aquatiques tels que le surimi congelé ou le hareng en saumure. Insuffisant pour l’industrie halio-alimentaire qui, dès 2011, réclame dans un communiqué « l’élimination des barrières commerciales pour le poisson en provenance des pays tiers ». Au point que même un député européen UMP, Alain Cadec, s’indigne : « Si on veut tuer la pêche sur l’autel de l’ultralibéralisme européen, qu’on nous le dise ! » (La Voix du Nord, novembre 2010). Un nouveau pas devrait être franchi cette année, avec l’accord de libre-échange UE-Canada : « Pendant que les pêcheurs canadiens écoperont, certaines pêcheries françaises couleront avec l’entrée massive de crustacés du Canada Atlantique » estime Philippe Favrelière (sur son blog très fourni Regards sur la pêche et l’aquaculture).
Écologiquement, c’est d’une incohérence absolue : les stocks de poissons pourront bien se reconstituer, un peu, sur notre continent, un mini-sanctuaire, mais parce qu’on encourage la catastrophe autour, un enfer ailleurs ! Ainsi délocalise-t-on le désastre environnemental dans les pays du Sud, vidant leurs eaux, au-delà des beaux discours : « l’Union européenne s’engage à promouvoir une pêche responsable et durable partout où les navires européens pêchent dans le monde » proclame ainsi la Commission Européenne. Et tandis qu’on tâtillonne les pêcheurs de Boulogne, les vrais bandits pillent en paix. Et en toute légalité.


[1*La mission Capécure 2020, du nom d’un quartier de Boulogne, vise à conforter le leadership européen du port dans la transformation des produits de la mer

Écrire un commentaire

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Messages

  • remarquable article, pour une fois, je retrouve un vrai travail journalistique !
    loin des clichés et des déclarations bien pensantes issues des ONG et recopiées à la lettre par moult de vos "confrères", vous avez su à la fois traduire l’état d’âme de la filière et aborder un vrai problème de fond. Chapeau, c’est rare !

  • Cher()s Camarade(s),
    Il n’y a pas de paradoxe, la politique est rondement menée pour instaurer l’ultralibéralisme.
    Ces technocrates, aidés par le politique, instaurent depuis des décennies le démantèlement des institutions et des acquis nationaux au profit de la grande finances et ses sbires.
    Qu’on mettent tous ces parasites au smic et qu’on leurs supprime tous les avantages exorbitant qu’ils se sont octroyés depuis l’instauration du premier traité "charbon, acier", et demain nous verrons un changement certains.
    Assorti d’un contrôle strict du "peuple" de chaque état, et de son vote avant chaque application
    D’ailleurs avons nous besoin de ces fainéants pour nous gouverner nous mêmes.
    Autogestions.
    N’y a t’il pas dans ce pays, toutes catégories de profession confondues, une loi qu’il est interdit de vendre à perte.

  • Superbe article, car précis sur le fond du problème et lisible, donc
    très bien structuré et écrit.

    Voilà du vrai journalisme, bravo !