La lutte des crasses

par L’équipe de Fakir 04/06/2007

On a besoin de vous

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Une Métropole à deux vitesses : au bout de dix jours de grève, les éboueurs n’ont pas obtenu un euro d’augmentation. Grâce à un directeur général qui perçoit, lui, près de 10 000 euros par mois. De quoi « construire du bonheur ensemble », comme le souhaite Gilles de Robien...

« Nous nous retrouvons en famille. » Du haut de l’estrade, au Coliseum, Brigitte Fouré présente ses voeux aux employés de la Ville. écran géant, immenses bouquets de fleurs en plastique, champagne coulant dans les flûtes. Maternelle, la maire d’Amiens tente de réconcilier une « famille » divisée, la semaine d’avant, par une grève des éboueurs : « Le travail des agents de nettoiement n’est pas assez reconnu. Vous remplissez une mission de proximité capitale. Un service public au quotidien ! Je voulais dire, aux agents, le prix que nous attachons au fait qu’ils accomplissent leur mission. »

Le « prix », c’est 1300 euros de salaire mensuel. Plus 88 euros de prime, le plus bas « régime indemnitaire » de la Métropole. Et le directeur ne leur a pas accordé un centime, malgré dix jours d’arrêt de travail. Lui se tient d’ailleurs, debout, sur le podium, en retrait des orateurs.

Gilles de Robien s’avance vers le micro et, après un « Rassemblons-nous pour construire du bonheur ensemble » digne d’une publicité du Crédit agricole, il se tourne vers Alain Bacro : « Je tiens à remercier le directeur général pour tout ce qu’il fait. Cette grève a été dure pour lui. Il aurait pu passer de bonnes vacances de Noël. Mais il a travaillé pendant toutes ses vacances ! J’allais dire tant pis pour lui : il a choisi d’être directeur général ! »

C’est que, face aux revendications, Alain Bacro a défendu nos porte-monnaie becs et ongles.

« Vous n’aurez rien ! »

Le premier jour du conflit, le directeur général des services reçoit une délégation de grévistes. Qui viennent de semer quelques ordures dans le centre-ville, et notamment à travers le marché de Noël. Sanction : « [Alain Bacro] a refusé toute négociation, estimant que les manifestants avaient abusé en renversant des détritus » (Courrier Picard, 22/12/06).

« Lors de la seconde réunion avec lui, il nous a dit : "Vous venez chercher quoi ? Des sous ? Vous n’aurez rien !" On est restés trois minutes », raconte un membre de la CGT. Ce salarié, impertinent, conseille à Alain Bacro de prendre sa retraite, au vu de ses 63 ans : « Oh non, je perdrais mon régime indemnitaire... », s’amuse le directeur.

La grève s’éternise, et la Métropole joue la carte judiciaire : comme les grévistes bloquent les entrées du garage municipal, allument quelques feux, empêchent les non-grévistes de sortir leurs camions, on leur adresse un huissier. « Le premier envoyé par la mairie était plutôt sympa. C’était un jeune, on lui filait des merguez... Ils s’en sont aperçus, là-haut. Du coup, un second s’est pointé un matin à 10 h : "Donnez-moi vos noms." "Malabar", "Carambar", "Chamallow", les gars ont répondu. Il est parti, mais il a réussi à constater une entrave à 5h du matin alors qu’il n’était pas là, en donnant 19 noms », explique un syndicaliste.

Les 19 se retrouvent donc au tribunal, le 27 décembre, pour répondre d’entrave aux « principes de liberté du travail et de libre circulation des personnes et des biens ». Parmi les nominés au Palais de justice, trois sont non-grévistes, deux en arrêt maladie, un est en vacances au Portugal... « Le Président du tribunal a dit : "C’est bon, on se fout de moi" », rigole un ex-gréviste. Mairie déboutée, procédure enterrée.

Alain Bacro a néanmoins remporté la partie. à force de non-dialogue, la guerre d’usure a porté ses fruits : les 97% de grévistes du premier jour ont fondu comme neige au soleil. Les éboueurs ont obtenu de « nouvelles tenues de travail, la construction d’une aire de lavage et des aménagements de voirie pour faciliter la collecte » (CourrierPicard, 30/12/06).

Mais pas la moindre concession côté sous...

Alain Bacro a donc lutté, pied à pied, pour que nos impôts locaux ne grimpent pas trop. Qu’on le remercie, le contribuable amiénois ne connaît pas de meilleur allié.

Mais encore un effort, Monsieur le Directeur. Car à Fakir, nous avons repéré une autre source d’économies : tandis que les éboueurs perçoivent 88 euros de régime indemnitaire, le sien s’élève à 3343 euros.

Sa prime, à elle seule, équivaut au salaire de deux bonhommes et demi. Et tandis que les éboueurs touchent 1300 euros mensuels, lui en reçoit 7000. Soit, au total, plus de 10000 euros par mois. Une juste « contrepartie financière » pour la « pénibilité de son métier » : il est vrai que rencontrer des cégétistes trois fois par semaine, c’est pas marrant...

« La France bouge ! »

Gilles de Robien confond ses voeux avec un meeting de Nicolas Sarkozy, et le voilà qui explique la « modération salariale » aux agents municipaux : « Il y a un climat de concurrence folle entre les villes, entre les pays ! Nous, ça nous stimule ! L’administration doit s’adapter ! » La mondialisation met en péril le régime indemnitaire des employés amiénois ! Car la fonction publique territoriale, comme chacun sait, est soumise à une concurrence folle : on a vu des fonctionnaires marseillais, britanniques et même chinois venir ramasser les poubelles à Amiens !

Eh oui, fatalise Gilles de Robien : « Nous sommes dans un monde moderne. »

Faire la grève pour quelques dizaines d’euros, excusez un peu l’archaïsme : Zola, les grèves générales de 36 ou 68, tout ça n’est pas très « moderne » à l’heure de l’économie numérique et des téléphones portables...

Moderne, Gilles de Robien tape du brushing sur l’estrade : « Il faut éviter les grèves préventives au profit d’un dialogue social de qualité. » Car il le diagnostique : « Cette grève, c’est une insuffisance de communication. » Et la com’, c’est « moderne », malgré quelques ratés : si la mairie n’a pas « communiqué » les revenus d’Alain Bacro pendant le conflit, c’est une petite « insuffisance ». « Le dialogue social doit être plus naturel. Il peut encore se moderniser ! »

Le futur, c’est Amandine Dubois dont le CDD de vacataire en maison de retraite s’arrête, au bout de quatre ans. Elle travaille toujours, mais sans contrat : résolument moderne.

L’avenir, c’est Bertrand Baca, du service nettoiement, d’abord vacataire, puis auxiliaire, puis vacataire, finalement licencié : moderne, on vous dit.

« Ce qui nous stimule », c’est Yann Gelbon, gardien de gymnase pendant sept mois, licencié : le tribunal administratif condamne la mairie à le réintégrer. Sans nouvelles depuis 2002 : « Une insuffisance de communication moderne », à n’en pas douter (L’Union, 20/12/06).

La Modernité, ce sont les agents du garage municipal, à Saint Ladre : eux n’ont pas d’eau chaude pour se laver les mains, pas de chauffage dans les ateliers mécaniques. Ceux du secteur Rive gauche n’ont pas de douche. Qu’ils « s’adaptent » !

La Modernité, ce sont aussi les ouvriers du bâtiment, hébergés dans des Algeco en provisoire qui dure. Mais ils se sont « adaptés », eux : auparavant, ils s’entassaient dans le local des bennes à ordures.

La Modernité, c’est encore, au service nettoiement, les femmes qui n’ont pas de locaux pour se changer : elles « s’adaptent », en se changeant aux toilettes ou dans leurs voitures. Pas assez « moderne », pourtant : pour éviter de bâtir des locaux - trop cher, archaïque à l’ère de l’immatériel - la Métropole ne recrute plus de femmes.

Heureusement, il existe des gens « modernes » qui s’ignorent. Gilles de Robien, d’ailleurs, le reconnaît : « Je les félicite, je les remercie, pour l’amélioration du service rendu aux administrés. » Ces hommes et femmes du futur sont 400. 400 en contrats d’avenir (CA) : 26 heures par semaine, quelques 700 euros par mois. Plus « modernes » encore, les contrats d’accompagnement à l’emploi (CAE) : 20 heures par semaine, 605 euros par mois. Au bout d’un an ou deux, « modernes », ils se retrouvent sans emploi. La Métropole ne les embauche quasiment jamais. Magnanime, elle leur offre quelques heures de formation qui ne leur serviront jamais.

La même recette, toujours : des nantis à résidence secondaire exigent des modestes qu’ils acceptent leur sort, consentent à quelques sacrifices, renoncent à leurs privilèges, et leur enjoignent, surtout, de ne pas lutter : « Le nombre de préavis de grève déposés en 2006 est excessif », tranche ainsi Gilles de Robien. Admettant néanmoins : « Ces préavis sont légaux, ces grèves sont légales. » Pour l’instant...

Mais bientôt, un peu de « communication moderne », et des cars de CRS, vont arranger tout ça.

(exclusivité édition électronique)

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