La loi des chaises

par Antoine Dumini 30/05/2017 paru dans le Fakir n°(53) décembre - février 2012

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Numéro après numéro, Fakir poursuit son « Dictionnaire des conquêtes sociales ». Une ébauche, du moins. Parce que la vraie version de cette « Histoire populaire » à la française, c’est avec vous qu’on va l’écrire.
Et parmi les conquêtes, y a les grandes et les toutes petites. Presque invisibles : dans les grands magasins du 19ème, les vendeuses traînent des sièges toute la journée… mais sans le droit de s’asseoir dessus. Jusqu’à « la loi des chaises ».

« “Puisque vous n’avez rien de possible à me montrer, dit brusquement Madame Desforges, conduisez-moi aux robes et costumes.” Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna, renversée, sur les pieds de derrière, qu’un tel charriage usait à la longue. Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. »
C’est un marathon que courent, au long de leur journée, les employées du Bonheur des Dames – accompagnant les clientes dans le magasin. Le caddy à roulettes n’est pas encore inventé, et à la place elles tirent une chaise au fil des rayons. « Un corset de satin noir, des manchettes de fourrure vendues au rabais, à cause de la saison, des dentelles russes dont on garnissait alors le linge de table », toutes ces emplettes « s’empilaient sur la chaise, les paquets montaient, faisaient craquer le bois ; et les vendeurs qui se succédaient, s’attelaient avec plus de peine, à mesure que la charge devenait plus lourde.
- Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, après chaque halte. »

Le périple marchand continue, durant des heures : « On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse, au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poids devenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient de casser. »
Ces scènes, Émile Zola les a observées : « Il est défendu aux vendeurs de se mettre en groupe et de s’asseoir, note-t-il dans ses Carnets d’enquête. Pas de chaises d’ailleurs, excepté pour les clientes ». Et pour les achats : « Quand le tas de marchandises devient trop lourd pour être porté (gros articles), le vendeur le met sur une chaise et traîne la chaise au milieu de la foule (toutes les chaises ont les pieds de derrière usés) ».

**[*Pire que le bâtiment !*]

Derrière les sourires, la courtoisie, les froufrous et les parfums, c’est un univers violent, que celui des grands magasins. Aussi terrible, en un sens, que les forges ou la mine.
En témoigne ce chiffre, fourni, en 1900, par le service de la statistique à Paris : dans le bâtiment et la métallurgie, la mortalité annuelle des personnes âgées de 20 à 39 ans n’est « que » de 29,87%. Alors qu’elle s’élève à 44,36 % pour les employés du commerce. Eux sont, notamment, frappés par la tuberculose – comme le diagnostique le docteur Paul Berthod : « La plupart des grands magasins fournissent une morbidité et une mortalité effrayantes parmi leurs employés, à telle enseigne que ceux qui restent quelques années et échappent à la tuberculose sont presque l’exception... C’est apparemment parce que là se trouvent réalisés le confinement, le surpeuplement, le surmenage et les poussières contagieuses ».
Le constat fait consensus, jusque chez les patrons : « Il est de fait que nous n’avons guère besoin de congédier les vendeuses devenues trop vieilles : nos demoiselles de magasin s’en vont d’elles-mêmes au bout de quelques années de présence : le métier les a usées ! »
Les journées n’en finissent pas, dans la cohue et la chaleur. Et combien de Denise, ont eu, comme l’héroïne du Bonheur des Dames, « à surmonter les terribles fatigues du rayon » ? « Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture ; les talons battaient de fièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peau arrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les couleurs de sa chair. Et elle, si mince, l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un travail auquel des hommes auraient succombé. »

[C’est la littérature qui nous permet, ici, d’accéder un peu au discours intérieur. Mais si vous avez, dans votre grenier, le journal intime d’une arrière-grand-mère vendeuse, si vous avez aperçu un tel récit dans un livre ou une thèse d’histoire, on est preneurs.]

**[*Presse vendue*]

Sans répit ni repos, des milliers de Denise – jusqu’à 4 000 au Bon Marché – traînent des chaises… mais sans le droit de s’y asseoir ! Elles sont réservées aux clientes et à leur camelote.
Ces employées n’osent guère se plaindre, encore moins s’organiser. Tout, contre elles, est motif de licenciements : « Au Louvre, une vendeuse renvoyée immédiatement, parce qu’une cliente se trouve mal, en l’accusant d’avoir mangé du saucisson à l’ail. Elle avait réellement mangé du pain. Mise à la porte sans défense, sans explication possible. » Ou encore : « Renvoi au Louvre : “Vous avez une drôle de tête madame, passez à la caisse”  ».
Et quand une grève éclate, les médias n’en parlent pas – préférant, déjà, les annonceurs à l’information. Ainsi, le 17 octobre 1869, un mouvement se déclenche au Printemps. Les lecteurs du Figaro ne sauront rien de ses causes, rien des meneurs, rien des revendications. On peut juste lire, le lendemain, cette publicité :
« Avis très important M. Jules Jaluzor, propriétaire des Grands Magasins du Printemps, rue du boulevard Haussmann et rue de Provence, fait savoir que n’ayant pas voulu céder AUX EXIGENCES et PRESSIONS VIOLENTES de ses employés, cent soixante-quinze places sont vacantes par suite de grève. »

**[*Au bon cœur des patrons*]

Ce sont les clientes qui vont venir au secours des vendeuses. Et plus particulièrement, celles de la haute société : en 1888, quelques femmes, membres de l’Oeuvre des Cercles ouvriers catholiques, la marquise de la Tour du Pin en tête, rédigent une pétition et l’envoient aux directeurs des magasins :
« Par un usage généralement établi dans la plupart des magasins, il est interdit aux femmes qui y sont employées de s’asseoir derrière le comptoir, même lorsqu’elles ne sont pas occupées. Cette mesure aurait, dit-on, pour but d’assurer d’une manière constante à la clientèle le service d’un personnel toujours diligent et en éveil. Mais l’obligation pour les femmes de rester ainsi debout toute la journée entraîne une fatigue qui épuise peu à peu toutes les forces des plus vaillantes et porte à la santé un préjudice dont les conséquences, de l’avis des médecins les plus autorisés, sont toujours des plus sérieuses et peuvent quelquefois être mortelles. Cette situation nous a vivement émues, et nous souffrons de penser que tant de femmes et de jeunes filles sont, chaque jour, astreintes, pour nous servir, à un règlement si pénible. Les dames ont apprécié depuis longtemps tout ce que les magasins de nouveautés ont fait pour satisfaire leur clientèle ; elles sont convaincues que l’accueil auquel elles sont habituées ne serait pas moins empressé de la part des employées si celles-ci avaient l’autorisation de se reposer. Nous venons donc, Monsieur le Directeur, en qualité de clientes, vous demander de faire cesser une coutume qui a quelque chose d’inhumain et qui afflige toutes les personnes qui en sont les témoins. Nous sommes persuadées, Monsieur, que vous trouverez le moyen d’y mettre un terme, dès que votre attention sera attirée sur ces tristes résultats. Toutes les femmes de cœur vous en remercient d’avance et particulièrement les sous-signées... »

[Comment est née cette alliance entre vendeuses et acheteuses ? En discutaient-elles dans le magasin, ou le soir au siège d’une société de charité, ou le dimanche à la sortie de la messe ? Dans l’idéal, on aimerait bien trouver un double portrait, le récit de cette relation entre une aristo et une prolétaire du commerce : si vous avez ça dans vos cartons...]

**[*Les bourgeoises avec les « rouges »*]

Ces dames comptent alors sur la philanthropie, sur le « bon cœur » du patron. Mais cette espérance montre très vite ses limites : rien ne change. « Je serais plus tranquille si je voyais sortir une bonne loi qui obligerait les patrons à laisser leurs employées s’asseoir », estime alors le docteur Péan.
Les militantes grandes-bourgeoises de ces Cercles en viennent, bientôt, aux mêmes conclusions : c’est une « législation » qu’il faut. Elles sont prêtes, même, à s’associer à « certains socialistes dans cette œuvre de réforme sociale » - comme l’énonce Henriette Brunhes, fondatrice du Syndicat de l’Aiguille, « la première œuvre française qui se préoccupe des devoirs du consommateur et particulièrement de la femme du monde vis-à-vis de ses fournisseurs ». Dans les congrès internationaux, elle n’hésite pas à s’afficher aux côtés de « rouges » : « Nous croyons que les doctrines des socialistes et des catholiques sociaux seront encore longtemps divergentes ou même opposées, mais nous croyons avec autant d’énergie que sur toutes les questions d’organisation pratique nous pourrons, si nous le voulons, marcher main dans la main. »
Au Congrès de Zurich, en 1898, une expérience est discutée : elle vient des États-Unis. Dix ans plus tôt, déjà, le maire de Toronto, M. Hoveland, avait déclaré devant la Commission du travail : « Pour les employées des magasins, la journée de 8 heures du matin à 8 heures du soir, toujours debout ! Aucun de nous, Messieurs, n’y résisterait ! Je sais que plusieurs, succombant à la fatigue, se sont évanouies derrière leur comptoir. Moralement et matériellement elles sortent brisées. Mon opinion est que le gouvernement doit protéger le travail des femmes ». Et voilà que, en 1897, une loi est passée : « Des sièges doivent être mis à la disposition des femmes dans la proportion de un pour 3 employées. »
Il faut, souhaitent les délégués, que cet exemple fasse tache d’huile. L’Écosse suit bientôt. Jusque dans Le Journal d’Amiens, on s’en fait l’écho : « C’est aujourd’hui qu’entre en vigueur, en Angleterre, le “Shap seats act” en vertu duquel toutes les demoiselles des magasins auront désormais le droit absolu de rester assises quand elles n’auront point de clients à servir. Les boutiquiers et les directeurs de magasins anglais sont en émoi et se préparent depuis quelques jours à obéir à la nouvelle loi.[...] On a, paraît-il, presque partout, adopté un petit siège en bois, qui, comme nos strapontins de théâtre, se lève et se baisse à volonté » (3 janvier 1900).
Un mois plus tard, le député Gautelet dépose un projet de loi à l’Assemblée nationale : « Vous avez tous constaté combien est pénible le travail des femmes chargées de vendre ou de préparer les marchandises et objets divers destinés au public. Vous les avez vues, des journées entières, debout derrière un comptoir, dans un atelier, supportant ainsi des fatigues auxquelles résisteraient difficilement des travailleurs habitués aux plus durs labeurs. L’Angleterre vient de faire cesser cet état de choses depuis le 1er janvier dernier. Le monde médical tout entier demande l’adoption de cette mesure. »
La réforme est votée sur le champ.

**[*Aujourd’hui encore…*]

Mais cette législation fut-elle pour de bon appliquée ?
Au conseil supérieur du Travail, s’appuyant sur les rapports d’inspecteur, M. Aldabe proteste : « Les sièges prescrits par la loi, sont bien à la disposition des femmes, mais on leur laisse rarement le temps de les utiliser ; on considère que ce serait d’un très mauvais effet pour la réputation du magasin si l’on y voyait des employées assises ; on préfère qu’elles aient l’air affairé, et les chefs de rayon s’ingénient à leur prescrire un autre travail ou à leur faire faire une course. »
Un siècle plus tard, ce droit, en tout cas, semble à reconquérir : « Même quand j’ai été enceinte de ta marraine, témoigne ma tante, ancienne vendeuse aux Galeries Lafayette, je n’avais pas le droit de m’asseoir. Après quelques mois de grossesse, je me suis risqué à demander un tabouret. Ma patronne m’a regardé avec des yeux noirs, je m’en souviens comme si c’était hier, jamais je n’oublierai ce regard. A ce moment-là, pour elle, j’étais juste une paresseuse ».
Et dernièrement, c’est une copine en stage chez Armand Thierry, au moment des soldes, qui me racontait ça : « Il y avait une seule chaise devant l’ordinateur. On ne pouvait s’y asseoir que quand il n’y avait pas de clients et personne pour nous surveiller. Le soir, j’avais des problèmes de circulation sanguine dans les jambes à cause de ça. Depuis que je suis retournée en cours, je n’ai plus du tout besoin de prendre des médicaments. »
Le Capital a rétabli son bon droit. De s’asseoir sur nos droits…


[(

***[**À la fin, c’est elles qui ont gagné !*]

Corine et ses copines du magasin ED d’Albertville (voir Fakir n°49), l’ont emporté : pendant plus de cent dimanches, elles ont fait grève, chaque semaine, sur le parking de leur supérette – et le gérant a fini par lâcher. Ces six-là ont reconquis le droit à leur repos dominical :
« Et t’as fait quoi, alors, hier ? on interroge Corine (le lundi).
- Fabien, mon mari, s’est levé tôt pour couper du bois, alors moi j’ai préparé des bugnes et des rissoles…
- C’est quoi ?
- Des pâtisseries savoyardes. Des beignets en carré avec de la compote séchée à l’intérieur. Ensuite, on a marché jusqu’au chalet de mon beau-frère, on a mangé, discuté, joué au bac avec ma nièce et mon neveu… On ne compte pas les points, sinon le petit se met en colère… Après, on s’est amusé à ‘qui est-ce ?’, tu sais, on te met un post-it sur le front, et tu dois deviner qui tu es… Moi j’étais un kiwi, c’est un volatile d’Amérique centrale, il paraît… »
Voilà : on ne demande pas grand-chose, au fond, pas des yachts et des hélicos, juste le droit à ce petit bonheur, fait d’amitiés et de joies simples. Mais rien que ce bonheur-là, faut se bagarrer pour le préserver - en Savoie et ailleurs. Dans notre article l’année dernière, on leur conseillait de faire une loi. C’est en train de devenir réalité :
« Je suis montée à Paris, mardi dernier, et avec des sénatrices de gauche, on a présenté une proposition de loi pour réduire le travail dominical… » L’article 2 stipule que « seuls les salariés ayant donné volontairement leur accord par écrit peuvent travailler le dimanche ». Le lendemain, lors de l’examen au Palais du Luxembourg, c’était jour de fièvre – les élus de l’UMP se déchaînant durant quatre heures de discussion : « dogmatique », « conservateur », « formidable retour en arrière », etc.
« Là, précise Corine, on aménage juste la loi Maillet. Mais l’idée, si une nouvelle majorité arrive, c’est de l’abroger après les législatives… » A condition qu’on pousse toujours.)]

Bibliographie :

 Émile Zola, « Au bonheur des Dames ».
 Emile Zola : « Carnets d’enquêtes : une ethnographie inédite de la France », Plon, 2005.
 Michael B. Miller, « Au Bon Marché 1869-1920 : Le Consommateur apprivoisé », Armand Colin,1987.
 Pierre Delon, Les Employés, éditions sociales, Paris, 1969.
 Laîné André, « la situation des femmes employées dans les magasins de vente à Paris ».
 Ambrière Francis, « La Vie secrète des grands magasins », œuvres Françaises, Paris, 1938
 Marrey Bernard, « Les Grands Magasins », Librairie Picard, Paris, 1979

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  • Excellent comme d’habitude, ça ne se lit pas, ça glisse tout seul...

    Merci à vous ;)

  • Bonjour votre article m’a fait penser a mon boulot au McDonald des Champs Elysées (le plus grand McDo du monde), les conditions de travail n’ont pas évolué depuis l’époque de ce que je peux voir.
    Je vous ai découvert grâce à merci patron et je lis régulièrement vos articles j’aime particulièrement ceux dans lesquels vous vous immiscez dans le boulot de quelqu’un.
    Si vous pouviez en faire un sur le travail du McDonald des Champs Elysées ça serait super (ce McDo ci particulièrement) il y a beaucoup de matière.

    Bonne continuation, lâchez rien