La grève générale : dis, c’est pour quand ? (2)

par François Ruffin 11/12/2009 paru dans le Fakir n°(42) octobre-novembre 2009

On a besoin de vous

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Sortie d’Amiens.

Alors qu’on se rend à la manif chez Parisot, sur le bord de la route, un auto-stoppeur porte le tee-shirt de Marseille. Lui sort d’un « test » chez Procter, pour peut-être un « contrat » :

– Si ça se concrétise, il me faudra un scooter parce que sinon, à pied, de Saint-Léger à la Zone, je devrais me lever à cinq heures du matin…

– À ces horaires-là, comptez pas sur moi !

– Faut que je passe le code. Je n’ai que le permis cariste.

– Ça roule pas vite, comme véhicule. Vous avez travaillé où ?

– Une mission chez Parisot, et puis pas beaucoup plus. Il ne reste rien dans le Val de Nièvre. Là, j’ai suivi une formation dans la restauration, mais ils ne répondent même pas à mes courriers…

On cause de foot, PSG, Lens, OM, Dreyfus, Pape Diouf, Deschamps, etc. Les soucis de son club pour oublier les siens.

– Sinon, vous avez des enfants ?

– Ouais, trois. Avec 900 €, une fois payés le loyer, l’eau, le gaz, l’électricité, c’est fini.

Il n’a pas prononcé plus de mots. Juste ça, et un silence. Et la glotte qui coince dans la gorge. De la salive ravalée comme une honte :

– Moi je vais vous dire c’est une bonne grève qu’il faudrait. Tous ensemble dans la rue.

– Justement, je vais chez Parisot, y a grève. Si vous m’accompagnez, je vous paie la merguez.

– Ah non, là je ne peux pas j’ai ma femme qui m’attend.

– Eh ben, elle est bien partie la Révolution…

Y a de la rage, chez lui, chez d’autres.
Mais animée par aucune espérance.
Bien moins forte, pour l’instant, que la résignation.

« Berteaucourt en deuil. »

Le cortège funéraire est devenu la figure obligée des processions militantes. Pour les hôpitaux, l’université, l’industrie, chacun plante son cimetière de croix, une par emploi, dans la pelouse devant l’entrée – et se trimballe en manif avec son cercueil symbolique. Cet imaginaire en dit long sur l’espoir qui habite les luttes…

Ici, le convoi funèbre est complété par un sofa – la production locale, vendu chez Ikéa, Conforama, etc. : « 194 licenciés. Sarko, touche pas à mon canapé ! » Au-dessus est pendu un mannequin : « Un cadavre avec des fins de mois difficiles » est précisé au feutre.
Mais on rit quand même sous la tente et le soleil.
Des femmes en blouse se courent après, en une bataille d’eau.
C’est l’été. Presque les vacances, malgré la liquidation.
Cette boîte, Sièges de France, condense l’histoire du coin – et même une histoire du capitalisme français : elle faisait partie de l’empire Saint-Frères. Qu’a racheté Bernard Arnault en 1984 pour rien, et d’où il a tiré sa fortune. Devant le désastre social, les collectivités ont dressé un pont d’or : les Parisot, le père et les oncles de Laurence, se sont installés ici à grand renfort de subventions. Il y a deux ans, ils ont filé ailleurs – et refilé l’usine à leurs cadres. Qui se débarrassent maintenant des employés : la faute à la crise, pas vrai ?

Ça mériterait qu’on s’étende, mais là on manque de place et de temps.
Devant l’entrée, la « convergence des luttes » tourne court : un Goodyear est passé par-dessus la grille, a pénétré dans l’enceinte « interdite à toute personne étrangère à l’entreprise », stipule un panneau.

– Non, revenez, le prie une ‘Sièges de France’. Sinon, ils vont annuler la réunion !

- Mais qu’est-ce que vous en avez à foutre qu’ils annulent la réunion ? De toute façon, ils vont tous vous virer ! C’est le moment, au contraire : tous les costards-cravates sont à l’intérieur. Pour agir, c’est maintenant ou jamais.

Ça se tâte, pour une séquestration. Les RG tournent autour. La fourgonnette de la gendarmerie guette au coin.

– Mais ils ont amené des huissiers, s’inquiète une dame. Ils vont prendre les noms.

Ce légalisme, ça énerve Mickaël :

– Bon, les Goodyear, on s’en va. Quand ils auront besoin de nous, quand ils se décideront, ils nous rappelleront.

Ses troupes, presque tous en tee-shirts noirs, rappliquent.
Certains tardent : il les siffle.

Miroir déformant

C’est un signe, cette scène : à regarder Goodyear comme un reflet du pays, on se tromperait.
On s’auto-enfumerait.
C’est un miroir déformant.
« Ce matin, à la manif, remarque Evelyne, un peu déçue, y avait les SFG de Bernaville, les Sièges de France bien sûr, et nous. Mais très peu d’habitants de Berteaucourt. Alors qu’ils vont souffrir... »
A Caterpillar, aussi, où je suis passé au printemps, la bataille reste cantonnée à l’usine. Sans s’étendre à Grenoble.

Idem pour Goodyear, qui n’embrase pas Amiens. Même pas ses voisins : à côté d’eux, sur la Zone Industrielle, se trouve Valéo. Qui « comprime » 68 emplois ici, 1600 en France, 5000 dans le monde. Un conflit éclair s’est déroulé là-bas, ce printemps : « On a décidé d’une grève surprise, mardi 14 avril, pour que la direction n’ait pas le temps de sortir les stocks, nous racontait Françoise Maréchal, déléguée CGT (voir Fakir n°41). Mais les salariés ont fait grève chez eux : sur neuf cents, on s’est retrouvés à cinquante sur les piquets. Cinquante pour tenir trois entrées ! Il fallait qu’on coure d’un point à un autre. Les blouses blanches sont venues nous arroser avec de la flotte !, aux ordres du patron !, alors que c’est leurs postes qu’ils vont supprimer ! Heureusement que les copains de Goodyear nous ont filé un coup de main, et les étudiants, mais on ne faisait pas le poids. »

Je rappelle cette histoire, maintenant, à Mickaël, parce que, dans son tract, il écrit : « Des milliers de salariés en France attendent un appel à une GREVE GENERALE ET TOTALE ». Sans jouer les rabat-joie, ça me paraît une illusion.
« Oui mais, qu’il me réplique, Valéo c’est compliqué : la CGT n’est pas puissante, y a plein de cols blancs… »
Sauf que les boîtes où « la CGT n’est pas puissante », où « y a plein de cols blancs », c’est plus la règle que l’exception. Sauf qu’avec 8 % de syndiqués, et deux fois moins dans le privé, un ordre de Bernard Thibault, ou un claquement de doigts, ne suffira pas…

Des faiblesses

Au volant, la pensée flotte – et je réfléchis à tout ça en rentrant.
C’est pas pour chercher des excuses, mais y en a.
A la faiblesse syndicale s’ajoute une autre faiblesse : politique. Dans un bras de fer avec le pouvoir, quels appuis solides trouverait la CGT ? La gauche est en ruines, dispersée, désarmée. La droite, toute puissante, semble installée aux commandes pour longtemps. Et cette situation pèse, à coup sûr, dans l’esprit des dirigeants.

Une autre faiblesse enfin, plus enfouie, plus profonde : idéologique. Parce que là, on ne s’oppose plus à une mesure (plan Juppé, Contrat Première Embauche, réforme des retraites) dont on réclamerait le retrait. Mais à toute une politique, vaste et vague. À une « crise », née d’une Finance libérée – qui opprime le Travail depuis un quart de siècle. A ce système, injuste et cohérent, il faudrait répliquer par un autre système – plus juste et cohérent. Or, qu’on parcourt la plate-forme syndicale : « donner la priorité au maintien des emplois », qui est contre ? De même, « améliorer le pouvoir d’achat », « réduire les inégalités », « réglementer la sphère financière internationale », qui est contre ? Voilà qui constitue, non pas une alternative, mais un catalogue de bonnes intentions.

Nul reproche, ici, à l’endroit des syndicats : eux n’ont pas pour mission d’élaborer un « programme ». Plutôt le symptôme d’un camp, ses partis, mais aussi ses journalistes, ses intellectuels, tout un camp pas préparé pour la bataille. Ses idées mal affûtées. Son orientation incertaine. Malgré des failles, aujourd’hui, chez l’adversaire, il ne passe pas à l’offensive. Contre qui ? Pour aller où ? Avec quels alliés ? Pour faire quoi ? Il ne sait pas.
On ne va pas réclamer aux confédérations, et à la CGT, de remplacer tout ça. De partir seules, fleur au fusil, contre Sarkozy et compagnie : mais dans cette bagarre, quand même, elles appuient plutôt sur le frein ou sur l’accélérateur ?
Faut se renseigner au sommet.
Dans l’appareil.
Mais je n’appuie pas assez sur l’accélérateur, moi non plus – et je loupe mon train pour les rendez-vous parisiens…

(article publié dans Fakir N°42, octobre 2009)

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