La fiction des « relocalisations » (1)

par François Ruffin 22/09/2011 paru dans le Fakir n°(51 ) juin - août 2011

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Ça a l’air sympa, les « relocalisations » : un refrain joyeux, entonné du MEDEF aux socialistes, en passant par l’UMP, les écolos – et jusqu’au NPA. Mais ça représente combien d’emplois ? Presque pas. Derrière ces couplets optimistes, c’est le lâchage de la classe ouvrière qui se poursuit : plutôt que d’affronter la réalité, une industrie vendue à la découpe, on préfère le faux-nez des bonnes nouvelles. Un monde merveilleux où tout ira mieux…

Made in Picardie

J’ai reçu ça dans ma boîte aux lettres (parmi tous les courriers d’abonnés). C’est le magazine du Conseil régional de Picardie. Chaque année, nos élus célèbrent le « Printemps de l’industrie ». Et cette année, « le thème est celui des relocalisations » : « Nous constations depuis quelques années un mouvement, éditorialise en page 3 Claude Gewerc, le président de la Région (qui se gratte le menton, sur la photo, comme un vrai éditorialiste parisien). Il y a des exemples pour les cosmétiques, la pharmacie, le mobilier de bureau, la mécanique. Des activités implantées en Espagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Chine viennent ou reviennent en Picardie… C’est loin d’être suffisant, mais c’est un démenti cinglant aux discours sur les 35 heures et les charges sociales qui seraient trop lourdes. »

Je feuillette jusqu’au dossier « Made in Picardie ». « Un certain nombre d’entreprises picardes ont relocalisé leurs activités, nous informe-t-on. Pourquoi ? Dans un souci de réactivité au marché, pour avoir une meilleure compréhension des attentes des consommateurs, en un mot, pour plus de proximité. » Mais justement, dans les seize pages qui suivent, seize pages de dossier (pire que Fakir !), je n’aperçois aucun exemple de « relocalisation ». Aucun cas concret. Aucune statistique. Aucune évaluation. Rien.
Du coup, j’appelle le journal et je tombe sur une rédactrice, courtoise :
Vous l’avez trouvé intéressant, ce dossier ?
Ben oui (je suis un garçon poli). Mais y a pas un seul exemple de relocalisation…
Attendez… (Elle re-parcourt le numéro.) C’est vrai. Vous avez raison.
En revanche, moi, si vous voulez, des exemples de délocalisations, je peux vous en donner un paquet…
Oui, moi aussi.
Avec combien d’emplois sont supprimés à chaque fois, et donc qu’on parle de relocalisations moi...
Ok d’accord, OK d’accord. Mais je ne peux pas vous répondre. Communiquer là-dessus, c’est un choix politique. Vous devriez contacter le cabinet du Président. 

J’obéis, moi, je suis les consignes.
Rendez-vous est pris avec René Anger, le directeur de cabinet.

Méthode Coué

Monsieur Ruffin ?
Oui ?
Vous pouvez me suivre…  
Derrière l’assistante, je m’avance vers la présidence du Conseil Régional. Sauf que je ne suis pas venu seul…
Mais, qui sont ces messieurs ?
Je vous présente José Matos, ancien délégué CFDT de Parisot-Sièges de France… et son collègue…
Mais ça n’était pas prévu, ça.
Ben, je me suis dit, eux, les relocalisations/délocalisations, ils connaissent ça très directement… Et ça ne dérangera pas un socialiste de recevoir des syndicalistes…
Attendez-moi ici, je vais voir. 
Elle a l’air fâchée.
On se rassied tous les trois dans nos fauteuils design. Des portes claquent, au loin. On entend des murmures. Les planchers grincent. La collaboratrice revient :
Monsieur René Anger, le directeur de cabinet, est occupé, regrette-t-elle froidement. Mais deux techniciens vont vous recevoir.
Nous, on voulait rencontrer les politiques. C’est une question politique.
Ils ne sont pas libres. 
Bon, allons-y pour les techniciens. On prend ce qu’on nous donne, une chargée de mission « développement économique » et un autre en « insertion sociale » :
D’après vos statistiques, combien existe-t-il de relocalisations ?
On n’est pas l’INSEE, ici. Je peux juste vous dire qu’on en a. C’est une tendance.
Mais à vue de nez, ça représente quoi ? Des centaines d’emplois ? Des milliers ? Ou juste quelques dizaines ?
– Pffff… Mais sur toute la Picardie, comment vous voulez qu’on sache ça ?
– Ben parce que moi, pour les délocalisations, je sais. 
Je sors alors deux tableaux que j’ai commandé à l’INSEE. Ces deux tableaux présentent les 30 premières entreprises de la Somme, l’un 1996 et l’autre en 2008.
Qu’est-ce que vous voulez dire ? reprend le technicien. Que le volume des relocalisations est sans commune mesure avec les délocalisations ? Que c’est un peu l’arbre qui cache la forêt ? Eh bien oui, c’est vrai. On le sait.
Alors, pourquoi vous ne le dites pas ? C’est du mensonge par omission.
Mais qu’est-ce que vous voulez ? s’énerve un peu sa collègue. On vit dans le marché, on subit les lois de la mondialisation. Maintenant, essayons de tirer notre épingle du jeu.
– C’est de la méthode Coué.
Pour les meubles, par exemple, puisque Monsieur Matos est présent : il est quelque part dicté que les canapés seront fabriqués ailleurs. Parce que le coût de la main d’œuvre est inférieur. On vit dans un marché mondial, donc il faut du soutien à l’innovation, à la formation, aux nouvelles technologies. 
Je suggère alors une double tactique :
Que vous bricoliez, à votre niveau, je le comprends. Donc, allons-y pour la formation etc. Mais à l’échelon du dessus, la région Picardie devrait aussi avoir une réflexion politique. Vu les coups encaissés par l’industrie, par les ouvriers, nos élus devraient intervenir auprès des autres conseils régionaux, des départements, de la direction du PS, et pousser pour qu’on ne subisse plus, passivement, comme vous dites, ‘les lois de la mondialisation’. Or, là, il n’y a pas une tribune, pas un mot, pas une réflexion sur le protectionnisme par exemple.
Que voulez-vous ? On vit dans le monde dans lequel on vit. Sur ce point, je ne saurais la contredire.

La fuite

27 mars 2011, deuxième tour des cantonales. Au Conseil général, les résultats s’affichent et on croise René Anger, dans sa veste en cuir noir.
Bonsoir, Monsieur Anger. Je souhaite vous renouveler ma demande d’entretien sur les relocalisations. Apparemment, vous n’étiez pas disponible la première fois…
Nan mais j’ai… j’ai rien à dire…
Vous avez consacré un dossier à ça, pourtant.
Tout est dans les pages…
Y a pas un seul exemple de relocalisation dans votre magazine.
Vous avez vu mes services techniques. J’ai rien à ajouter de plus.
– Oui mais, les services techniques ne m’ont rien dit sur les délocalisations. Et c’est bien vous qui êtes le responsable de la communication ?
Oui, mais j’ai rien à dire…
C’est bien vous qui avez décidé de faire un dossier sur le relocalisations ?
J’ai rien à dire.
C’est bizarre. Vous êtes le responsable de la com, vous consacrez un dossier aux relocalisations, et quand on vous pose une question, vous n’avez rien à dire…

C’est vraiment bizarre.

Il fuit vers le bar select, au milieu de ses copains. Je le hèle encore, quand même :
Monsieur Anger… Monsieur Anger… Le Département reste à gauche : ce sera champagne, ce soir...

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  • "jusqu’au NPA" ? mettre le NPA sur le même plan que l’UMP ou le PS c’est une belle saloperie. le NPA, qui lâche tellement la classe ouvrière, qu’il est le seul à présenter un ouvrier pour les présidentielles, et un ouvrier qui s’est battu pendant des années - comme délégué syndical CGT - contre la fermeture de son usine...

  • Très bon article (pour le travail de journaliste) mais il vous manque de la théorie économique, sur la mondialisation et sur le protectionnisme (c’est un tout petit peu plus compliqué que ’c’est bien’ ou ’c’est mal’, surtout qu’il y a beaucoup de formes différentes de protectionnisme).

    Plus essentiellement : vous minimisez l’impact des relocalisations (on vous croît), mais ce n’est pas ça qui est important et que la France gagne dans la mondialisation : ce sont les ’localisations’, càd les emplois créé par des entreprises étrangères s’installant en France (pour profiter d’un tas de trucs qu’on trouve pas en Chine, comme : de la main d’oeuvre qualifiée, un réseau urbain et routier efficace, pas de pillage des brevets industriels...). Or, depuis les années 90, cette balance emploi est positive en France (je retrouve le lien, promis, et c’était pas du Figaro).

    Et vous oubliez aussi complètement les gains monstrueux de pouvoir d’achat (technologie à bas prix, etc) permis par cette même mondialisation (on trouve à vendre, on trouve à acheter). Ça compte, non ?

    Ce que je veux dire, c’est que, sans occulter les délocalisations (qui sont plus médiatisés qu’elles n’ont d’impact sur l’économie Française, ne serait-ce que parce qu’une grande partie des boulots ne sont pas délocalisables : coiffeurs, boulangers, services à la personne, tout le tissu de PME français, surtout tertiaire je vous l’accorde, mais grands pourvoyeurs d’emplois), la France ne s’est pas appauvrie du fait de la mondialisation, le prétendre est faux.

    Maintenant, je vais pas vous ressortir le couplet de la mondialisation heureuse et je vous remercie de mettre en évidence les faibles chiffres de relocalisation. Ça permet aussi de relativiser leur impact. On reparle du protectionnisme...

  • ils ont deja perdu , ils reste bloqué dans leurs têtes ..........
    la pensée unique à bien fait sont boulot !!!!
    maintenant la seul difference qu’il y auras dans l’action avec l’UMP c’est la vaseline qu’il vont nous metre comme en 1983 ...........

  • la position du NPA...
    Produisons français, un poison violent
    Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 129 (22/12/11)

    Les candidats à la présidentielle sont en pleine surenchère protectionniste. Mais que ce soit consommer ou produire français, cela n’a que peu de sens à l’ère de la mondialisation.

    Produisons français, achetons français, faisons travailler les Français... Le Pen, Bayrou, Sarkozy, Hollande et Montebourg se passent et repassent le témoin bleu-blanc-rouge pour tenter de capter le soutien de l’électorat « populaire ».

    Avec les bilans 2011 et projections 2012 sur le chômage, la croissance, le développement de la pauvreté, la liquidation du secteur public et notamment de l’éducation nationale, le désastre politique du président-candidat Sarkozy ne se limite pas à son impuissance face à la crise économique et financière. Pour espérer grimper encore un nombre suffisant de marches dans les sondages à l’approche de l’échéance présidentielle, le chef de la bande du Fouquet’s essaie par tous les moyens d’éloigner le débat politique de son centre : une autre répartition des richesses. Après dix jours de brouillage autour du financement des syndicats de salariés et des officines patronales, il est de retour sur le terrain le plus labouré, celui du nationalisme dans sa version « préservation de nos emplois ». Certes, sur ce thème, la concurrence est sévère. Quasiment tous les candidats à la candidature ont cru bon d’affirmer leur volonté de défendre bec et ongles leur version du nationalisme industriel.

    Dans les argumentations, tout est mélangé : selon l’Insee, les emplois industriels seraient passés de 5, 3 millions en 2001 à 3, 4 millions en 2011. Encore faut-il s’interroger sur la modification de la structure des entreprises qui externalisent les services et les productions hors du « cœur » de leurs activités. Selon la même source, la part des richesses produites par l’industrie serait passée, dans le même temps, de 18 à 13 % du PIB. Mais il faut s’arrêter sur les profondes mutations des sociétés : avec le développement des services, y compris à la personne, du commerce, des fonctions supports souvent externalisées et ne sont donc plus comptabilisés comme activités industrielles. De même, toutes les études établissent que moins de 10 % des suppressions d’emplois seraient la conséquence des délocalisations. En fait, pour l’essentiel, elles sont la conséquence directe de l’augmentation de la productivité du travail et des restructurations des entreprises. Il faut moins de temps pour fabriquer une voiture ou un lave-linge ? Alors travaillons moins !

    Les introuvables produits français
    En ce qui concerne les déficits commerciaux, le commerce intra-européen représente plus de 70 % des échanges des pays de l’Union européenne. La plus grosse partie du déficit commercial de l’UE provient des échanges portant sur l’énergie et les matières premières avec les pays du Sud. Le commerce européen est légèrement excédentaire sur l’ensemble des biens manufacturés et agricoles. Quant aux produits « français », bien difficile d’y retrouver ses petits dans l’automobile, l’électroménager, l’électronique ou l’informatique. La plupart de leurs composants sont fabriqués chez des sous-traitants qui font très souvent partie de groupes internationaux, utilisant des matières premières achetées sur les marchés mondiaux et dont seul l’assemblage est réalisé en France.

    Au total, il n’existe aucune mesure économique permettant de défendre une production industrielle nationale. La défense de mesures protectionnistes, quelles qu’elles soient (sociales, écologiques, monétaires) par un pays, la France, ou une zone économique, l’Union européenne, signifierait, de fait, que nous avons des intérêts communs avec les classes dirigeantes de ces pays. Elle entraînerait des mesures de rétorsion de la part des autres pays et une guerre commerciale généralisée. Elle aboutirait à un renforcement de la concurrence entre les états, au Nord comme au Sud, au nom de laquelle de nouveaux sacrifices seraient demandés aux salariés. Il ne s’agirait pas d’un premier pas vers une coopération entre les peuples mais d’une logique qui ne peut qu’opposer les salariés entre eux suivant leur nationalité, nourrissant ainsi le nationalisme et la xénophobie.

    Ainsi, on revient au motif réel de l’ouverture de tels débats : il s’agit pour la bourgeoisie, les gouvernements et politiciens à leurs ordres ou complices, de faire des travailleurs chinois, indiens ou brésiliens la cause de tous nos maux et d’esquiver leurs responsabilités politiques, économiques, sociales.

    La réduction massive du temps de travail, l’interdiction de tous les licenciements avec des choix de production répondant aux exigences sociales et écologiques sont plus que jamais des éléments clefs de notre programme. Évidemment, ce ne sont pas ceux des Moody’s, Standard and Poor’s pour qui les élèves bien notés sont les cancres des droits sociaux.

    Robert Pelletier