La castagne en héritage

par Sébastien Vagner 28/11/2010 paru dans le Fakir n°(46 ) juin - août 2010

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Bon, on va se tenir à carreau, maintenant : c’est pas tous les jours qu’on rencontre un fighter. Faudra pas que notre entretien tourne à la bagarre…

"Ils filment et regardent ensuite les vidéos, pour améliorer l’équipe. Et entre les différents clubs de France, ils se parlent. J’ai su qu’il y avait un classement national, et qu’à Nancy, on a été les plus forts durant deux ans."

Je buvais de l’eau pétillante au bistro.
Lulu entre.
Vite, je remplace mon Perrier par un baron de bière : faut que je sois crédible. C’est pas tous les jours que j’interviouve un « fighter » (ce que les médias appellent « hooligan »).
Lui commande une bière (sans surprise), on cause de copains et de cousine, puis il se lance :
« Mon père est un ultra de Nancy depuis plus de 30 ans. Il m’a emmené avec lui au stade, j’avais treize ans. Je me souviens, on jouait Paris. On a pris 4-0. Il m’a tout de suite prévenu : ‘Si tu continues à venir, tu vas intégrer un kop, et tu ne pourras pas refuser de te battre’. Quand ton père te dit ça, tu l’écoutes. »
Sauf qu’à la fin des années 90, le reste de l’Europe s’inspire du modèle anglais : le hooliganisme se structure. Plus rien à voir avec la castagne de papa : « Lui, il tapait uniquement quand il n’avait pas le choix. De son temps, c’était beaucoup plus calme et moins organisé. »

Le recrutement

Après quatre saisons comme supporter, Lulu se fait accoster un jour par « le leader » de la bande des fighters, un père de famille respecté.
C’est que, physiquement, Lulu en impose. Ancien militaire dans la marine, aujourd’hui ouvrier routier, a des biscotos. Et il intéresse forcément les « recruteurs. »
« Ils te repèrent et ils viennent te voir. J’avais 17 ans. J’ai dit oui, et je l’ai suivi dans un fight. C’était en Ligue 2 contre Nantes. Je me suis fait exploser. » S’être fait éclater la gueule le fait éclater de rire : « C’est le leader qui décide de l’heure et du lieu, et prévient les volontaires. Pas de femmes, pas d’enfants. Il nous appelle quelques minutes avant, avec un portable qu’il change régulièrement. Ce jour-là, c’était à E., en banlieue, en dessous d’un pont, sur un terrain vague. J’ai pris cher. Je voulais aller en première ligne, pour voir ce que c’était. »
Lulu, « petit nerveux » comme il se décrit, ne va plus quitter les avant-postes. Il va découvrir des stratégies de bagarre quasi-militaire : la chair à canon devant, et les chefs derrière. « Nous, les premières lignes, on est là pour éparpiller. Tu prends un mec, deux, trois, quatre, et généralement le cinquième t’avoine. En gros, on se fait exploser pour les deuxièmes lignes, composées de grandes baraques. Eux doivent assurer. Ce sont les meilleurs. J’ai essayé une fois d’y aller, mais j’étais pas assez bon. Je n’y suis pas resté. »
Ainsi en ont décidé les généraux : « Le leader et les autres sont en troisième ligne, pour gérer les gars, remotiver ceux qui reculent, et voir ceux qui merdent. Quand ils te parlent, tu les écoutes, t’as peur de leur répondre mal. Mais ils ne donnent jamais d’ordre, ils conseillent. Ils filment aussi et regardent ensuite les vidéos, pour améliorer l’équipe. Et entre les différents clubs de France, ils se parlent. J’ai su qu’il y avait un classement national, et qu’à Nancy, on a été les plus forts durant deux ans. »

Des règles du jeu

Sur son téléphone portable, Lulu me montre ses exploits. « C’était contre Lille. Le mec devant, c’est moi. » Sur la vidéo, Lulu et sa bande avancent en criant et chantant, sur une route quasiment déserte. Ils arrivent à l’entrée d’un pont. De l’autre côté, leurs adversaires du jour. On s’intimide, on s’injurie, d’un côté comme de l’autre. Plus personne ne bouge. Puis c’est la charge. Un affrontement violent, et rapide. Puis tout rentre « dans l’ordre ».
Ce qui surprend, c’est pas tant la violence. Plutôt le côté encadré : quand on siffle la fin de la partie, c’est fini.
Des règles du jeu, des équipes, des caméscopes braqués sur eux, un entraîneur, des matches re-visionnés : eux sont logés à la même enseigne (le salaire en moins) que leurs footballeurs préférés. D’autant que les « fighters » participent également à des troisièmes mi-temps. « Sauf face à nos ennemis héréditaires, Metz pour Nancy, sinon on a des règles : on ne tape pas les gens qui n’ont rien à voir avec ça, on ne tape pas quelqu’un au sol, on n’utilise pas d’arme etc. et ça ne dure pas plus de cinq minutes. Ca se finit quand les autres abandonnent ou sont tous par terre. Ensuite, on va boire un coup, avec les gens d’en face. Moi je n’y suis jamais allé, j’aime pas trop, mais les potes si. »

Résistance populaire ?

Grâce aux conseils de ses aînés et à son expérience, Lulu s’est amélioré. Pas au point d’être appelé par le « sélectionneur en équipe nationale des fights », d’intégrer « les meilleurs de France, qui sont rassemblés pour les compétitions internationales comme le championnat d’Europe ou la Coupe du monde ». Mais assez pour intéresser les RG, chez qui il a effectué une petite visite un jour, à leur demande. « Il savait tout de moi, le gars. Il avait des photos de partout. Il m’a dit : ‘Je vous emmerde pas, je veux juste qu’il n’y ait pas de morts’. Mais ça, on est d’accord. J’y vais juste pour me battre, pas pour voir mourir un de mes potes. Il faut des règles, et les lois sont là pour que ça déborde pas. Je ne comprends juste pas pourquoi on nous fait chier, alors que des mecs qui se pètent la gueule sur un ring sont autorisés. »
Et même applaudis.
Ce qui ne sera jamais le cas de Lulu et de ses copains, montrés du doigt.
Alors que si les gens savaient…
« A Nancy, on a un professionnel de santé, qui est là pour taper, mais qui met les premiers pansements aussi. On a même un professionnel de la justice. A Lyon, le leader est un éducateur spécialisé. »
En l’écoutant, je me demande un truc, une hypothèse que j’émets : alors que les médias, les annonceurs, les présidents de clubs, voudraient que le foot soit un produit bien lisse, propre, gentil, consensuel, vendable, quelle part de résistance populaire y a, là dedans ? Que ça reste un machin de teigneux, de mauvais garçons, du sang, de la hargne, qui ne collera jamais avec vos pubs pour Danone, ou avec vos coaches bien présentables, en costume de traders sur le banc de touche ? Connement, bien sûr, mais comme un refus de la récupération.

Le découragement des athlètes

Des fois, comme les pros qui se dopent, Lulu touche à la cocaïne « pour ne pas ressentir la douleur ». Surtout depuis que, y a quelques mois, un soir de match, il s’est fait casser le genou sur un balayage. « Comment tu t’es blessé comme ça ?, lui a demandé son patron, au retour de son congé maladie.
-Je t’emmerde », lui a rétorqué Lulu (couvert par la Sécu).
Du coup, le boiteux a raté la fameuse sortie à Louvigny. C’est que ses camarades avaient obtenu l’info : des « fighters » de Metz organisaient, durant l’été 2008, un barbecue pas trop loin de Nancy, à Louvigny. Avec des battes de base-ball et des manches de pioche, ils sont partis sur place et ont tout dévasté, avec des cutters, des battes, des pierres. Le SAMU a ramassé les blessés. Le soir, les flics ont repérés les agresseurs autour du stade Marcel-Picot. Ces vaillants soldats arrêtés, ils passeront au tribunal en septembre.
Sauf Lulu, donc, grâce à sa patte qui se traînait à l’époque.
« Les meilleurs, ce sont les gars des pays de l’Est, des monstres de deux mètres et de cent kilos. Ils font des arts martiaux pour les fights, et de la muscu. Nous, rien de tout ça. On a rencontré Moscou il y a deux ans, en Ligue Europa. On les a croisés dans un bar. Ils nous ont dit : ‘OK pour un fight ? Venez à 20, on sera 10’. On n’y a pas cru, mais ils nous ont mis une raclée avec deux fois moins de monde. »
M’enfin, on vit une époque pourrie. Tous ces députés, ces ministres, ces guignols qui interdisent les vrais supporters de stade, qui font voter des peines de prison ferme, qui criminalisent les gentilles bandes, ça décourage les athlètes. On croirait qu’ils n’aiment pas le sport, ces gens. « A Nancy, les leaders sont en taule, donc c’est en suspens en ce moment. On attend la suite », conclut Lulu. Qui file regarder le match Auxerre-Marseille : « Moi j’aime le foot. »

(article publié dans Fakir N°46, juin 2010)

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