Douze heures et treize années

par François Ruffin 12/05/2015 paru dans le Fakir n°(69) mars - avril 2015

On a besoin de vous

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Le 22 février 2002, sur le chantier d’insertion de la Citadelle, à Amiens, un mur s’effondrait sur le jeune Hector Loubota. Treize années plus tard, après une instruction sabotée, après un premier procès pipé, Gilles de Robien, l’ancien maire, était poursuivi devant le tribunal correctionnel pour « homicide involontaire ».

Il fait nuit noire dehors, et depuis douze heures le tribunal correctionnel d’Amiens siège dans une salle d’audience qui s’est vidée. Depuis douze heures, les trois magistrats s’efforcent de démêler, non pas les causes de la mort d’Hector, le 22 février 2002, sur le chantier d’insertion de la Citadelle, car les causes on les connaît, « aucune sécurité collective », « aucun filet de protection », « aucun suivi régulier », « aucune analyse préalable », « aucune mesure de prévention », comme l’aligne un expert, les trois magistrats s’efforcent donc de démêler l’écheveau des responsabilités.

Depuis douze heures, à la barre défilent les responsables de la mairie, ou plutôt les irresponsables, directeurs généraux, chefs de service, adjoint à nœud papillon, tous jouant à « C’est pas moi c’est l’autre », et en maître de ce jeu, l’accusé, l’ancien maire et député et ministre Gilles de Robien, qui à son tour se décharge sur son « administration territoriale, l’une des meilleures au monde  », qui se dépeint en « rêveur qui imagine un projet, des objets, des missions, qui brasse des idées pour que la population soit plus heureuse », mais si éloigné des réalités.

Depuis douze heures, son avocat – lui-même ancien adjoint à la sécurité… – gesticule, interrompt les témoins, parade comme au théâtre ce soir, et le président le rabroue : « Vous vous comportez comme un enfant, Maître Delarue ! Vous ne faites pas honneur à votre profession !  » Depuis douze heures, disons-le, à ces saillies près, on s’emmerde.

Depuis douze heures, depuis treize ans, la famille Loubota se tait.
Elle est appelée à la barre.
« Approchez, Monsieur Loubota… Vous aussi, Madame, et Mademoiselle… »
Le président va leur laisser la parole.

Mais il tient à les avertir, au préalable : «  De toute façon, c’est une procédure qui ne permet pas une indemnisation, vous voyez ce que je veux dire ? Vous avez été victime, je dirais, d’une erreur d’orientation, parce que devant le tribunal administratif, vous auriez pu être indemnisés depuis si longtemps. C’est incroyable que vous ne le soyez pas.  » J’ai mal pour le juge, qui est fatigué sans doute, qui mène des débats tendus depuis ce matin, mais là, pareille maladresse, la justice réduite à une « indemnisation  », comme si, parce que pauvres, ils avaient un tiroir-caisse à la place de l’âme, une calculette à la place du cœur, la justice et la vérité trop chères pour eux, et je sens qu’il les regrette déjà, ces phrases, le juge, mais voilà, elle sont là, lâchées, prononcées, impossible de les ravaler.

«  Qu’est-ce que vous voulez dire, Monsieur Loubota ?
– Euh, je veux d’abord vous remercier parce que, voyez-vous, le drame que nous avons connu s’est déroulé il y a treize années, et c’est la toute première fois qu’on nous entend. Mais j’aimerais que ce soit tout de même clair pour tout le monde ici présent, lorsque nous nous adressons à votre juridiction, c’est pour avoir une réponse aux responsabilités.
– Bien sûr.
– Tout de même, c’est tout de même un fils que nous avons perdu, vous comprenez ? C’est pas un lapin, c’est pas un chien, donc c’est pas une question qu’on peut évacuer comme ça, alors on ne peut pas nous dire ‘Allez au tribunal administratif, vous serez indemnisés, vous toucherez de l’argent’, c’est pas ça tout de même. Et je trouve ça un peu insultant, excusez-moi, on a à manger, vous savez, on n’est pas des animaux, qu’on nous dise, nous n’avons qu’une seule motivation, c’est une motivation financière. Non, monsieur le juge. Ce n’est pas une motivation financière qui nous guide.
– Oui, tout votre parcours le prouve.
– Nous voulons d’abord la vérité, ce qui s’est passé.
J’ai perdu mon fils mais tout de même, mais tout de même, lorsqu’un gamin a été tué, on ne dit pas aux parents ‘Voilà le chèque’. On ne dit pas d’avance ‘Il n’y a pas de responsable…’
– Pénalement…
– Pénalement, mais humainement. Ce sont tout de même des personnes, le maire, qui sont censées venir nous parler ! »

Bernard Loubota s’agite, sa voix s’élève, son débit s’accélère, presque en transe, et il faudrait mettre des points d’exclamation partout.
« Jamais je n’ai vu un haut responsable venir nous présenter ses condoléances. Personne. Mais un fait qui me paraît outrageux, le jour du décès de mon fils, je ne connais pas la dame qui est venue à ma maison, une soi-disant responsable de la mairie, qui vient me dire, Monsieur le président, alors que je viens de perdre mon fils : ‘Ça ne sert à rien de porter plainte, votre fils n’a pas eu de chance, c’est tout, et ça ne va pas vous le rendre.’ Vous comprenez ?
On se moque de nous, Monsieur le président. Ça fait treize ans, treize ans déjà que nous avons déposé plainte. Est-ce que, vraiment, les magistrats d’Amiens ne voulaient pas de ce procès ?
– Je ne suis pas sûr que ce soit contre vous. Mais ces délais, ces dysfonctionnements judiciaires sont très difficiles à expliquer…
– Et lorsqu’en 2009, au premier procès, toutes les pièces sont là, et au dernier moment, l’avocat sort un document de nulle part, et après sept années d’instruction, sept années, le tribunal vient nous dire :
« On s’est trompés, c’est Monsieur de Robien mais on ne va pas le poursuivre ! ». Et maintenant, on nous dit l’inverse  : « Non, c’est plus Monsieur de Robien, c’est l’autre monsieur », mais de qui se moque-t-on, finalement ? On nous fait des tours de passe-passe… Mettez-vous un peu à notre place. »
Le président tente de reprendre la parole, de clore le propos, mais il ne le peut plus.
« Mesdames qui êtes assises là, votre enfant va au travail, il ne revient pas. Vous voyez ce que cela fait. Et là, on nous sort des papiers, des ceci des cela, tout le monde reconnaît que c’était n’importe quoi ce chantier, qu’on les a envoyés sans sécurité, et tous ces gens qui se disent responsables, avec le maire, tous, ils sortent des papiers comme quoi la sécurité c’est pas leur affaire, la sécurité c’est l’affaire de personne. On a envoyé mon fils là-bas, mais c’est quoi ? Je ne l’ai pas envoyé là-bas comme dans un abattoir, mais pour chercher à s’insérer dans la société.
Je vous prie de m’excuser, Monsieur le président, si je déborde, mais c’est le besoin de vérité, qui me conduit jusqu’à ce jour devant le tribunal. C’est tout. Ce ne sont pas les motivations financières qui me guident, que ce soit très très clair. Nous savons ce que c’est qu’un tribunal administratif, mais nous sommes là devant un tribunal correctionnel.
Enfin voilà. »

Bernard Loubota termine dans un souffle.
Depuis douze heures, depuis treize années qu’il attendait, il a vidé son sac, lui-même vidé.

« Merci, Monsieur. Mademoiselle, je vous écoute.
– Je me présente, je suis Tina Loubota, la petite sœur d’Hector.
Moi je me souviens de ce matin. Je me souviens quand ma directrice, au collège, est venue me chercher, me disant ‘Il y a quelque chose de grave qui est arrivé à ton frère’. Sur le chemin, on est passés devant la citadelle, je lui ai dit : ‘C’est ici qu’il travaille’, avec énormément de fierté.
« Vous savez, moi je n’ai aucune animosité contre M. de Robien, mais il ne porte pas plus que moi, pas plus que mon frère, le sceau de l’humanité. C’est ce qui justifie aujourd’hui notre démarche.
On ne se trompe pas de tribunal. Parce que nous ne sommes pas stupides, nous sommes éduqués, autant que toutes les personnes ici, et nous cherchons simplement à ce qu’à un moment donné, une personne se lève et dise, contrairement à ce que j’ai entendu tout au long de cette journée, ‘J’ai ma part de responsabilité’, pas seulement qu’ ‘il y a eu un loupé’ mais ‘Je suis en partie responsable’, que ces gens ne se dérobent pas tout le temps. En début de journée, monsieur de Robien a dit, ce qui m’a interpelée, que cette fameuse note où il refuse une expertise, c’était ‘par souci de bonne gestion’, pour économiser 13 000 €, que c’était une bonne chose de se passer les études trop coûteuses. Pour moi, la bonne gestion, ç’aurait été, surtout, d’abord, de s’assurer que les mesures de sécurité étaient bien réalisées.
Je ne suis pas architecte, mais je vous parle en qualité de responsable sécurité au travail. Parce que dans ma famille, comme ni la mairie, ni la justice, n’a voulu réparer cette injustice, on a voulu le faire nous-mêmes. Alors, j’ai fait des études, pour travailler dans la prévention des risques au travail, ma petite sœur est également ingénieur dans la prévention des risques professionnels, mais on ne peut pas être les seuls à lutter contre ces accidents. Il faut aussi les institutions, pour garantir que cela ne se reproduise plus, pour bien marquer que c’est anormal, que les gens qui cherchent à gagner leur vie n’ont pas finalement à la perdre.
Pour finir, je m’adresserai à Monsieur de Robien. Je comprends que ça peut être difficile de reconnaître un tort, mais quand même on parle de mon frère. D’un jeune homme de 19 ans, qui est décédé sur un chantier où les conditions de sécurité étaient déplorables, et on ne peut pas décemment dire qu’il n’appartenait à personne de s’assurer que ces conditions de sécurité étaient mises en place.
Ce n’est pas décent.
– Merci mademoiselle. Merci beaucoup l’audience se termine. »

Le silence qui saisit le tribunal porte un nom : le respect.
Qu’il a fallu douze heures, qu’il a fallu treize années, pour conquérir.
Un procès a eu lieu.
Malgré le parquet.
Malgré les juges d’instruction.
Malgré la mairie.
Malgré la presse régionale.
Qui enterraient Hector une seconde fois.
La mort d’un garçon de 19 ans n’est pas passée comme une lettre à la poste, sous silence.
Cette longue et rude bataille, contre le mépris, contre l’oubli, nous avons la fierté, nous avons l’honneur, de l’avoir menée aux côtés de Bernard, de Tina, d’Albertine et de leur avocat.

[*
« Un dossier maudit »
*]

Au nom de la justice, le substitut du procureur a présenté ses excuses à la famille.
Lors de l’audience du 25 juin 2013, c’est même contre son institution, aurait-on dit, qu’il dressait son réquisitoire :
« C’est une situation douloureuse pour la famille qui n’a que trop duré, avec des carences, des approximations des erreurs, des maladresses. Un certain nombre d’auditions n’ont pas été réalisées, c’est ahurissant. Il faudra aussi retrouver les rapports et les délégations de pouvoir. Si cela n’existe pas il faudra en tirer les conséquences. Pour que la justice enfin passe sur ce dossier. »
Se tournant vers les Loubota : « Je suis désolé, vraiment, du temps que ce dossier aura pris. Il y a eu beaucoup d’atermoiements. Il y a manifestement des dossiers maudits, pour des raisons irrationnelles. J’ai été le premier surpris, six ans d’instruction et ce dossier ne fait pas dix centimètres d’épaisseur. J’espère que le tribunal arrivera à établir toutes les responsabilités. »
Notre thèse – la nullité de l’instruction, l’enquête salopée –, qu’on porte depuis des années, qui nous vaut tant de compliments, « agitateurs », « extrémistes », etc., était reprise par le parquet ! A cette différence près que les raisons de ces atermoiements, de cette malédiction, ne nous paraissent pas aussi «  irrationnelles »…
[*
« Pire qu’une botte de foin. »*]

Le 25 juin 2013, déjà, lors d’une audience avortée, la présidente du tribunal interrogeait l’ancien maire d’Amiens sans aménité :

La juge : Qui avait la responsabilité ? Cet accident, ce n’est pas la faute à pas de chance, ce n’est pas la faute à la météo. Alors, qui était responsable des enquêtes de faisabilité qui auraient dû être faites ? C’est manifeste qu’il y a un problème. On est dans le Code du Travail. Vous êtes le seul à pouvoir nous en dire quelque chose de précis.
Gilles de Robien : Mon interlocuteur c’est le directeur général, à lui de s’assurer que chacun des échelons qu’il dirige assume bien ses fonctions.

Se prolonge ainsi un jeu moins digne d’une cour de justice que d’une cour de récréation : c’est pas moi c’est l’autre, chacun se renvoyant gentiment la balle.

La juge : On déterminera un jour quand même qui n’a pas pris les mesures de sécurité préalables. A votre avis, par rapport à ce que vous connaissez des délégations de fonction, qui, a priori, est concerné ?
Gilles de Robien : C’est une question très difficile et un peu cruelle. Le chef de chantier est chargé du chantier, il sait comment on monte un mur, comment on démonte un mur.
La juge : Oui mais en droit privé, s’il n’y a pas de délégation expresse, écrite : qui est condamné ? Le chef d’entreprise.
Gilles de Robien : Qui est le chef d’entreprise de la mairie ?
La juge : Le maire.
Gilles de Robien : Mais non ! C’est celui qui entreprend, pas celui qui réfléchit.
La juge : Monsieur Tréhel, donc ? A-t-il subdélégué ?
Gilles de Robien : J’imagine que oui.
La juge, brandissant un papier : Je ne comprends rien à l’organigramme de la mairie…
C’est pire qu’une botte de foin.

[*« Y a eu un loupé. »*]

C’est par cette formule que Gilles de Robien a expliqué l’accident : une tournure passive, impersonnelle, sans sujet, et donc sans responsable ni coupable.
La complète insécurité, durant trois années ? Aucun permis de démolir, ni de construire déposé ? Les services éclatés, démantelés, qui marchent par-dessus la tête ? Tout ça, il n’y est pour rien. Lui est juste un «  impulseur d’idées  », une espèce de génie au sommet, bien à l’abri du réel.
A la Citadelle, pourtant, il y était « évidemment allé plusieurs fois », comme il s’en flattait à l’époque en Conseil municipal : «  C’est vraiment une très belle initiative. On y voit des gens qui travaillent, qui apprennent et qui sont heureux. On peut suivre ce progrès considérable à la fois pour les hommes, je l’espère, et en même temps, pour la beauté de la ville. » Et aujourd’hui encore, treize années plus tard, malgré les témoignages qui affluent, qui accablent, «  Il n’y avait pas de gants, pas de lunettes, pas d’échafaudages, pas d’infirmerie, pas de réfectoire, la liste des ‘pas’ elle n’en finirait pas », le maire continue à vanter son univers enchanté : « C’était un chantier merveilleux. On leur accordait tout, dès qu’ils réclamaient quelque chose, on le leur offrait ».
Quant à la seule expertise qui fut lancée, réclamée par les Monuments historiques, qui aurait mis en évidence les fragilités du bâtiment, c’est lui qui l’a stoppée d’un «  Ne pas signer sans m’en parler  ». Mais là encore, c’est par souci de « bonne gestion  », les deniers publics d’abord, et jamais il n’aurait imaginé jamais ô grand jamais, que ce défaut de prévention mettait en péril les salariés.
Irresponsable, l’ancien maire pourrait s’en tirer.
Grâce à la loi Fauchon, votée le 10 juillet 2000, que le juriste Patrick Morvan qualifie de « loi scélérate » : «  Ça crée une immunité pour les élus, et toute immunité en matière pénale est inadmissible ».
Délibéré au jeudi 12 mars.

[(Depuis la rédaction de cet délibéré a eu lieu : Gilles de Robien a été déclaré coupable d’homicide involontaire. Il fait appel. Nous fêtons ça le 30 mai chez les Loubota. Si vous êtes dans le coin, écrivez à contact@fakirpresse.info.)]

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Messages

  • Bonjour,

    Sordide histoire.
    Celle qui me laisse a penser que les mesures de sécurité sont un luxe qui ne concernent pas les pauvres.
    Je suis chef d’équipe sur un chantier d’insertion batiment.
    Et , je me bas chaque jour. je vais sans doute perdre mon travail pour avoir voulu avertir des dangers (rouler dans des camions aux pneus lisses/monter des échafaudages hors d’âge sans formation/travailler sans vêtement appropriés/accepter l’inacceptable dans le droit commun car je suis "sans" : sans droits ?).
    J’ai posé cette question ailleurs pour comprendre si mon raisonnement du fonctionnement propre aux ACI est vrai : OUI