Des coyotes aux hyènes

par L’équipe de Fakir 13/03/2007 paru dans le Fakir n°(31) Décembre - Janvier 2007

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Douze ex-vigiles devant un tribunal. Pas pour une sortie de boîte agitée, mais pour un procès contre leur ancien patron.

La société Coyotte les a tous licenciés, sans jamais les avoir déclarés : Restos du coeur pour tout le monde !

Avec leurs jolies médailles, des rubans rouges et bleus autour du cou, les juges prud’homaux écoutent patiemment, depuis une, deux, trois heures, les avocats qui défilent à la barre. Eux invoquent « l’article L 122-12 du Code du travail » ou le « L 324 tiret 10 », ils rappellent « la jurisprudence de l’article L 143-11 1 », ils demandent que « la créance soit fixée au passif de la première société », ils discutent « une requalification du contrat de travail », ils réclament des « dommages au titre des indemnités de rupture », ils plaident pour que « subsidiairement le tribunal acte que » ...

C’est une histoire violente, pourtant, dont on discute ici, un accident économique qui a brisé des hommes. Ce sont douze salariés, des vigiles de « Coyotte Sécurité et Protection », qui ont perdu leur emploi, certes, mais qui, surtout, derrière, n’ont pu toucher ni les Assedic ni le RMI : l’employeur, aux abonnés absents, ne leur a remis aucune attestation. Douze salariés qui découvrent, maintenant, que durant deux trois quatre années ils n’ont cotisé à rien, ni à la retraite ni à la Sécu. Douze salariés, donc, qui depuis octobre 2005 se débrouillent entre précarité et misère, sans le secours du moindre organisme.

« Mendier maman »

C’est Monsieur Pani qui, depuis un an, vit sur le RMI de sa concubine et se nourrit aux « Restos du Coeur ».
C’est Monsieur Bier, le plus ancien dans la boîte, qui voulait « se faire construire une maison en bois » et retourne finalement chez ses parents, « obligé de mendier maman pour du tabac ».

C’est Monsieur Bayard, plus jeune, qui s’est fait saisir sa voiture. En interdit bancaire, jeté de l’appartement par sa compagne, privé du droit de garde de son enfant, il est devenu SDF à Amiens, logeant dans une épave l’été et chez sa soeur l’hiver. Il fait désormais la manche devant le Kent.

C’est Monsieur Vandenbogaerde, ancien militaire au Tchad, au Liban, en Irak, qui s’obstina aux Assedic, une heure sans bouger, évacué par les gendarmes. Lui a vendu son véhicule, puis « les bijoux de sa femme à Cash Concept, à Longueau, eux qui se font de l’argent sur le dos des malheureux ». Les avis d’huissier s’accumulent et EDF est venu couper l’électricité, il y a quinze jours : « Heureusement, le patron de mon épouse, un ami d’enfance, on a grandi ensemble dans le même village, il a réglé la facture pour nous. » La prochaine inquiétude, c’est la cuve de fioul à remplir pour l’hiver, et les jouets à acheter pour son gosse de quatre ans.

On devine les nuits blanches, les ulcères en expansion derrière ces récits calmes, parfois souriants, livrés après l’audience devant un café serré ou une pression. Mais justement, de ces angoisses, de cette colère, de ces souffrances, qu’en reste-t-il entre les murs du tribunal des prud’hommes ? Rien.

Des arguties juridiques. Des échanges techniques entre des professionnels du droit. Autant, en cour d’assises, ou au tribunal correctionnel, la parole revient à la victime, le procureur s’exprime pour elle, les magistrats questionnent le coupable, autant ici, rien. Juste les murmures des ex-vigiles au fond de la salle.
Mais la justice du travail fonctionne autrement. Les salariés sont bien consultés, parfois, mais pas pour raconter la chute de la maison Coyotte, pas pour décrire leur peine à survivre, non : presque en suspects.

C’est eux qu’une juge, élue côté patronal, soupçonne d’avoir exagéré leurs heures supplémentaires : « Moi je peux dire, j’ai travaillé tout le week-end, alors c’est trop facile. Hé hé... Nous, on voudrait des preuves. » Et lorsque l’ex- « directeur des ressources humaines » fournit les plannings, atteste de leur validité, on suspecte les salariés de les avoir falsifiés.

C’est Maître Gravier, l’avocat du liquidateur judiciaire (« Celui-là, si on touchait qu’un euro, il serait bien content ») qui démarre sa plaidoirie : « Ce que pouvaient faire les salariés, c’est de rechercher des témoignages... » Comme si, malgré les mille et un délits de l’employeur, la faute en revenait aux victimes. Puis il poursuit : « Malheureusement, le secteur du gardiennage est connu pour ses difficultés. Les employés auraient donc pu, dû, se poser des petites questions plus tôt... » Comme si « le gardiennage » était tant un repaire de « patrons-voyous » que, a posteriori, les vigiles devaient s’en douter et ne pas se plaindre. Une fois « Coyotte » coulé, c’est « Coyote » qui renaît. Avec un seul « t ».
Le même mois d’octobre 2005, sitôt la première société liquidée, le boss en remonte une seconde. Qui existe toujours, bien que sans activité.

Anecdotique ? Sans doute. Sauf que l’avocate du CGEA (« un fonds de garantie qui couvre les abus des patrons », me chuchote Monsieur Bayard) s’appuie, intelligemment, sur cet avatar pour ne pas raquer : « Le CGEA, je le rappelle, n’intervient que dans la liquidation de la première société... Or, si le licenciement n’est pas prononcé dans les quinze jours par le liquidateur, tacitement, on considère que les employés sont repris par la nouvelle structure et donc ne seront pas indemnisés par le CGEA. » (si j’ai bien compris, parce qu’elle citait des tas de jurisprudences et d’articles). Les salariés, en rang au fond, suivent le raisonnement en expirant.

Là, Maître Gravier prend la relève et porte l’estocade finale : « Quand mon client apprend la liquidation de Coyotte le 7 au soir, il ignore s’il existe ou non des employés, leur nom, leur adresse. Il est dans l’impossibilité de les contacter. Il ne pourra le faire que plus tard, alors que le délai de quinze jours est passé. Je vous donne donc les identités des sept personnes qui font l’objet d’une transmission vers Coyote, avec un t : Monsieur Pani... »
Et d’égrainer les noms des sept qui ne devraient rien toucher, ou pas grand-chose. En attendant que la seconde entreprise soit à son tour liquidée, d’ici des lustres. « Monsieur Lefer, Monsieur Vandenbogaerde... »

Exaspération

Ledit « Vandenbogaerde » se lève, derrière, massif : « Je vous vois sourire, Monsieur l’avocat. Ouais, ça fait un an qu’on ne perçoit aucun revenu et là je vous vois sourire. Mais je voudrais vous demander : y a des registres du personnel, sur les chantiers qu’on surveillait ils notaient nos horaires d’arrivée et de départ... Si vous contestez nos heures, votre liquidateur il pouvait réclamer ces dossiers-là ? « Ce n’est pas à vous de m’interroger, reprend l’avocat, c’est au tribunal. » Les employés peuvent s’en mordre les doigts, mais c’est ainsi : devant ce tribunal, la charge de la preuve revient aux plaignants, donc à eux. Et aucun juge d’instruction ne les aidera dans leur enquête. Quant à leurs défenseurs, payés par l’aide juridictionnelle, ils n’ont pas déployé des efforts infinis...

Ça se met à causer à voix haute, derrière, de l’exaspération qui suinte. Ils en ont marre. Une comédie. Un autre salarié se dresse, Monsieur Marlin : « D’ailleurs, on a téléphoné au liquidateur, on lui a donné les coordonnées de tous les agents. Mais jamais il a appelé personne : il a attendu que les quinze jours soient passés et après, "ah, dommage, c’est trop tard." » Ça tourne vinaigre, un peu. Une femme bouillonne, proteste sans crier que « tous ces gens-là » (son regard, ses mains embrassent tout le tribunal, son avocat dans le lot), « tous ces gens-là, ils s’en foutent. C’est pas eux qui doivent nourrir les enfants. »

Il est temps que l’audience s’achève. Les juges quittent l’estrade à la queue leu-leu.

(article publié dans Fakir N°31, décembre 2007)

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