David Pujadas : Le débat ? Très peu pour moi ! En vidéo (1)

par François Ruffin, Vincent Kassoif 25/10/2013 paru dans le Fakir n°(61) juillet - août 2013

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On était invité à débattre dans un lycée avec David Pujadas. Mais voilà que l’organisateur, à la télé, des débats, a fui le débat… Tant pis, on lui adresse nos questions en recommandé. Et on postule pour prendre sa place – et son salaire – au jité de France 2… (Vidéo illustrant le dossier en fin d’article)

Au milieu de toutes les pubs pour le Viagra qui mettent en doute ma virilité et des messages comme quoi on est devenu millionnaire grâce à une veuve ivoirienne qui est tombée sur un puits de pétrole, on a reçu ce courriel :


19 mars

De : [**frederic@free.fr*]
À : [**redaction@fakirpresse.info*]

Bonjour,
Je suis enseignant au lycée Joliot-Curie de Nanterre (92) notamment en charge de l’atelier Sciences Po du lycée (préparation au concours spécifique d’entrée à Sciences Po réservé aux élèves de lycées ZEP). David PUJADAS est le parrain de cet atelier. Chaque année les élèves se rendent en visite à France Télévisions (rédaction du 20 heures) et David Pujadas vient au lycée donner une “conférence” (répondre aux questions de l’assistance : élèves et membres du personnel). Cette année, je lui ai proposé de modifier un peu le format et d’organiser un débat en clin d’œil un peu à la manière de l’émission politique qu’il anime sur le service public en lui opposant un contradicteur tenant de l’école critique des médias. Un journaliste du Monde diplo était pressenti mais il a décliné la proposition, même s’il se rendra dans notre établissement, au motif que ces pseudo-débats sont une parodie de démocratie, qu’on ne peut pas “gagner un duel” dans ces conditions car cela prend du temps et nécessite des prérequis pour convaincre un auditoire d’élèves que le pluralisme des médias n’est qu’une façade...

Je ne partage pas ce point de vue ni en tant qu’enseignant – et c’est à ce titre que je lance cette invitation – ni même en tant que militant acquis à la cause de l’école critique des médias.

Je vous transmets donc une invitation à venir débattre avec David Pujadas dans notre lycée.
Cordialement,
Frédéric.


J’ai aussitôt fait part à cet enseignant de mon « enthousiasme » : on passe notre temps, à leur courir après, à ces chics types, ces dirigeants de médias, de ministères, de banques, pour les interpeller, même vite fait, entre deux portes, alors quand on nous les apporte sur un plateau, qu’on a droit à un face-à-face, que ça peut durer une heure ou plus, on ne va pas bouder l’occase. Et tout marchait plutôt bien :

19 mars
De : [**frederic@free.fr*]
À : [**redaction@fakirpresse.info*]

Monsieur RUFFIN,
Je viens d’avoir la réponse de David Pujadas par l’intermédiaire de son assistante : c’est OK. Je ne lui ai pas encore dit que vous seriez son contradicteur, mais je le ferai d’ici là si vous me confirmez votre participation ; je l’imagine mal renoncer à la seule évocation de votre nom...
Salutations,
Frédéric.


Ça nous amusait bien, et on commençait déjà à accumuler des billes sur le cas Pujadas. Mais voilà que patatras !, ce beau projet de débat démocratique et pluraliste tombe à l’eau.

12 avril
De : [**frederic@free.fr*]
À : [**redaction@fakirpresse.info*]

Bonjour M. RUFFIN,
Bon, j’ai été très présomptueux. J’étais persuadé qu’après avoir accepté le principe d’un débat, David Pujadas ne reviendrait pas dessus quels que soient ses contradicteurs mais il vient de me répondre : « Je n’ai pas envie de débattre avec François Ruffin même s’il a sans doute beaucoup de qualités. »

Je vous passe le reste de l’argumentation mais il semble bien que son refus ne soit pas lié au format proposé (égalité de temps de parole) qu’il n’évoque pas mais à votre présence (il cite aussi Pierre Carles) alors qu’il n’avait pas réagi quand j’avais proposé un débat avec un journaliste du Diplo.
Vous avez perdu un temps que je sais précieux avec cette histoire.
Vous m’en voyez désolé...
Salutations,
Frédéric.

C’est triste, comme réaction, parce que ma maman m’a bien élevé, je ne rote pas à table, je ne dis pas trop de gros mots, je me brosse les dents matin et soir, je n’ai ni la peste ni le choléra ni le coronavirus, je n’appartiens à aucune fraction armée (même de tartes à la crème), je ne me balade pas avec un couteau entre les dents, je sais revêtir le costume respectable de « collaborateur du Monde diplomatique », aussi je comprends mal qu’un grand garçon comme David Pujadas redoute un gentil bonhomme comme moi. Mais on ne va pas se décourager pour si peu : « Ce n’est pas, écrit-on à l’enseignant, parce que David Pujadas refuse le débat que ce débat ne doit pas avoir lieu. Et je voudrais vous faire une proposition : de venir devant vos élèves, la semaine suivant sa venue, et – si la séance a été filmée – d’en effectuer un retour critique. »
Ainsi en est-il décidé.
David Pujadas se déplacerait à Nanterre le vendredi 16 mai, et nous le mardi 29. Pour dire ceci...

**[*1 –Pujadas redoute-t-il les « duels » ?*]

Bonjour, et d’abord merci au proviseur, à vos enseignants, d’ouvrir les portes de votre établissement à cette controverse, même étrange, même en décalé.
Et ce sera ma première remarque.
Lors de la dernière de Des Paroles et des actes, l’émission politique qu’il anime, David Pujadas recevait Jean-Luc Mélenchon, et il ouvrait une séquence ainsi : « Un premier face-à-face, ensuite, et ce sera le choc des idées peut-être, le choc des gauches, puisque l’homme qui viendra vous interpeller c’est Jacques Attali… Un premier duel de haute volée on l’espère. »
Ainsi met-il en scène le débat, parlant de « face-à-face », de « choc », de « duel ». Et il y a tout de même là un paradoxe : l’homme qui organise le débat refuse aujourd’hui tout débat ! Alors que, vous le voyez, je ne suis pas un taliban, je porte une jolie chemise, je suis même passé par la même école que lui, le Centre de formation des journalistes, à Paris.
Avec Vincent – qui est aux commandes de l’ordinateur – nous avons évidemment écouté l’intervention de David Pujadas chez vous, au lycée. Nous avons également regardé une semaine de journaux télévisés sur France 2, les 13, 14, 15, 16, 20, 21 mai. Nous avons fait des recherches sur le site de l’Ina, l’Institut national de l’audiovisuel. Et même s’il est absent, nous allons lui poser une dizaine de questions. On lui enverra tout ça, en recommandé, avec la transcription de cette intervention, et comme ça, il pourra apporter des réponses, des corrections, des compléments.

Dans vos questions, la semaine dernière, vous avez pas mal insisté sur des petites polémiques, Mélenchon qui le traite de « salaud », sa photo sur le « mur des cons », etc. On va essayer d’en revenir à une critique, plus sur le fond, qui peut se résumer d’un seul mot : omission.

Ensemble, on va moins s’intéresser à ce qu’il dit qu’à ce qu’il tait. Moins aux faits qu’il montre qu’aux informations qu’il occulte.

**[*2 – Pujadas porte-t-il un gilet pare-balles ?*]

Dans les jités que nous avons consultés, la rubrique la plus fournie, ce sont les faits divers. Je ne prendrai qu’une séquence, extraite du jeudi 16 mai.

La série s’ouvre sur un suicide, à Paris, dans une école, avec l’interview des enfants, des parents, de l’épouse de la victime, du ministre de l’Éducation, des commerçants du quartier (« qui le décrivent comme un homme courtois »). La journaliste sur place conclut avec bon sens : « Son geste est clairement celui d’un homme désespéré »… Mieux valait vérifier de près, sans doute, mais rares sont les cas où les suicidaires ne soient pas un tantinet désespérés !
Après ce reportage de quatre minutes, vient le tour des casseurs du PSG (qui passent en justice), de la petite Fiona (disparue dans un parc de Clermont- Ferrand), d’un règlement de comptes à Marseille (avec une nouvelle voiture carbonisée). Vient alors l’enquête du jour : cinq minutes consacrées aux arrachages de colliers à Marseille. Soit cinq sujets, au total, qui occupent plus de treize minutes.

Un peu au pif, j’ai visionné le jité d’il y a trente ans, du 16 mai 1983. On n’y faisait mention d’aucun assassinat, d’aucun enlèvement, d’aucun crime de sang. Est-ce parce que, il y a trente ans, on se tuait moins ?
Tiens, on pourrait faire un sondage : qui, ici, pense qu’il y a plus de meurtres aujourd’hui ? (Pas mal de mains se lèvent.) Qui pense, au contraire, qu’il y moins de meurtres aujourd’hui ? (Quelques mains se dressent, dont les profs, mais beaucoup moins.) Eh bien, il y a moins de meurtres. Et même beaucoup moins. J’ai apporté ici les statistiques de la police. Même ceux au fond de la salle, vous voyez, en gros, que les courbes descendent. Et pourtant, avec des jités comme ceux de David Pujadas, on a l’impression contraire : que la ville est devenue une jungle.
Pourquoi il fait ça ?
Pour l’audimat, d’abord : du sang qui coule, dans la rue, ça attire les badauds, ça attire aussi les téléspectateurs.
Et ensuite parce que, comme disait le sociologue Pierre Bourdieu, « le fait divers fait diversion ». Quand vous regardez ces reportages-là, qui est le méchant ? C’est pas le patron, ce sont pas les ministres, ce sont pas les commissaires européens. Le danger, il vient d’un fou, d’un désespéré, de marginaux – dont on nous apprend à se méfier. Avec ces infos, l’ordre n’est pas du tout mis en cause : au contraire, il faut le protéger contre des individus isolés.

**[*3 – Pujadas a-t-il peur de la foudre ?*]

Le jité est, on le sait, suivi de la météo. Mais plus ça va, plus la météo squatte aussi le jité. Ainsi, le lundi 20 mai, David Pujadas démarre son journal par sept minutes consacrées à « Que se passe-t-il dans le ciel ? » On apprend qu’il neige encore dans les Pyrénées, que d’après des touristes bretons « le mauvais temps est général cette année », qu’il neige aussi dans les Alpes, que les récoltes de courgettes sont décalées en Seine-et-Marne, que les cerises sont minuscules dans la vallée du Rhône, etc. Le tout se termine par une interrogation métaphysique : « Si le printemps est maussade, l’été sera-t-il pluvieux ? », et un reporter s’efforce de jouer les madame Irma, de lire le temps à venir dans une boule de cristal.

Mais nous n’en avons pas terminé avec le ciel : le sujet suivant concerne les tornades aux États-Unis. Et de ce drame en Oklahoma (24 morts), nous saurons tout : « À quoi ressemble la ville ? », « Comment se forment ces tornades ? », « Quelle puissance peuvent-elles atteindre ? », « La France est-elle préparée ? », « Sommes-nous vraiment à l’abri ? »(mercredi 21 mai). Le présentateur du jité est d’une curiosité insatiable.

Pourquoi cet amour de la météo ? Pour l’audimat, toujours. Il paraît qu’au Japon, quand les gens se croisent, ils parlent des fleurs. Chez nous, le premier sujet de conversation, c’est le temps. Quant aux catastrophes, elles garantissent toujours de belles images et du frisson.

L’autre raison, ensuite : qui est accusé, ici, de faire le malheur des hommes ? Non pas d’autres hommes, non pas des processus sociaux, mais la nature, les cieux, c’est-à-dire un genre de fatalité contre laquelle, depuis l’Antiquité, on ne saurait lutter.

**[*4 – Pujadas connaît-il Pôle emploi ?*]

Il faut en venir à l’essentiel : que ne dit pas David Pujadas ? Quelles actualités passe-t-il sous silence tandis qu’il nous abreuve avec la météo et les faits divers ? Car si ce journaliste vedette ment, c’est avant tout par omission : par ce qu’il tait, consciemment ou non.

Le jeudi 16 mai, Le Monde publiait ainsi un long papier intitulé : « La bombe à retardement Kem One ». Qu’est-ce que cette histoire ? Il y a un an, un financier américain, nommé Gary Klesch, a racheté vingt-deux usines chimiques. Le siège de sa holding est situé à Malte, sa société à Jersey et lui-même en Suisse. Ce bonhomme a déjà liquidé plusieurs boîtes, en dépeçant leur trésorerie.
Quand ils ont découvert cette reprise, les salariés se sont inquiétés : on confiait leur entreprise à un vautour ! Dans deux, trois, quatre ans, elle serait liquidée et eux avec ! Mais c’est un gage de sérieux, il faut croire, que cette localisation dans les paradis fiscaux : le ministère de l’Économie, sous Sarkozy, a autorisé ce rachat, et le nouveau gouvernement socialiste ne s’y est pas opposé non plus. Finalement, tout s’est passé plus vite que prévu : sept mois plus tard, la boîte est en redressement judiciaire, et les milliers d’ouvriers en bonne voie pour Pôle emploi.

De toute cette affaire, par exemple, depuis un an, j’ai vérifié sur le site de l’Ina, l’Institut national de l’audiovisuel, Pujadas n’a pas dit un mot.

Mais dans un autre registre, plus dramatique encore, les coupures d’énergie ont été multipliées par dix en dix ans. Cet hiver, particulièrement froid, ce sont 580 000 foyers qui se sont vus couper ou restreindre leur gaz et leur électricité. D’après nos recherches, David Pujadas et son équipe n’y ont pas consacré un reportage cette année (on peut se tromper, passer à côté de la pépite, utiliser le mauvais mot-clé… on attend alors les corrections du journaliste).

Accidents du travail, missions intérimaires, syndicalistes licenciés, pénurie de logements, etc., la liste est longue des sujets qui ne sont pas traités, ou maltraités, ou rarement traités – tandis qu’on nous enseigne en long, en large et en travers à nous prémunir contre le risque d’une improbable tornade.

Tous ces thèmes ont un point commun : ils éclairent les lacunes, ou les méfaits, des patrons, des actionnaires, des dirigeants politiques – qui mettent en péril l’existence de milliers d’individus. Bien plus dangereux que les fous dangereux ! Sous cette lumière, l’ordre social apparaît moins parfait.

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Messages

  • Merci M. Ruffin pour votre engagement dans ces séquences d’éducation populaire !

  • Dis donc, François, c’est une perruque ou tu as perdu un pari pour lequel le gage était de se faire teindre les cheveux ... ;-)

    • La teinture, temporaire et qui a disparu, est un mystère pour beaucoup d’entre vous.
      Mais ne vous inquiétez pas vous comprendrez dans un avenir plus ou moins proche. Disons que pour le moment on ne peut pas vous dévoiler les raisons de cette transformation capillaire digne des plus belles années de Richard Virenque.

      Fakirement,

      Vincent

  • salut François Ruffin,

    vraiment bravo pour tout le travail que tu fais. C’est clair précis documenté recherché et concis.

    Une idée m’est venue l’autre jour, la voila : Les gens regardent machinalement les jité par habitude tous les soirs à 20h. Ca fait un tas de gens !!! de part mon métier je discute toute la journée avec beaucoup de gens de toute génération et après seulement un petit débat de quelques minutes leurs discours changent doucement.

    Alors il faut ouvrir un créneau sur le réseau hertzien en clair et gratuit pour faire un journal télévisé de 20h à 20h45 pas plus..... !! pour se faire entendre de tous. Pas la peine de claquer du pognon pour faire plus. 45 minutes de jité et après tout le monde au bistro à 21h

    je suis convaincu que cette idée est excellente ! par contre comment faire pour ouvrir ce créneau ??? ca c’est une histoire de lobbying et de mobilisation générale !!!
    Salut