Contre la BCE, vive l’inflation ! (1/2)

par Antoine Dumini, François Ruffin 06/05/2017 paru dans le Fakir n°(52) septembre - novembre 2011

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Il y a 6 ans Antoine, pendant ses vacances, a visité la Banque Centrale européenne, à Francfort.
Discrètement, cette ville est devenue notre nouvelle capitale. Mais comme, sur place, le guide n’était pas terrible, à son retour de congé, il a interrogé Frédéric Lebaron, à la fois sociologue et économiste, auteur de La BCE et la révolution néolibérale – et qui collectionne des fiches sur tous les banquiers centraux de la planète...

Francfort, notre capitale invisible ?

Antoine : Je me suis rendu à Francfort parce que, ces temps-ci, on a l’impression que c’est devenu notre nouvelle capitale. Régulièrement, la Banque centrale réclame plus de « flexibilité sur le marché du travail ». En février dernier, Jean-Claude Trichet, le président de la BCE, déclarait qu’ « augmenter les salaires est la dernière bêtise à faire en Europe » – au même moment, on apprenait que le CAC 40 allait augmenter ses dividendes aux actionnaires de 13%, pour atteindre 40 milliards, mais ça ne soulevait pas la colère du président de la BCE.

Frédéric Lebaron : Et pourtant, on ne dit pas que Jean-Claude Trichet est un leader du néolibéralisme en Europe…

François : Surtout, dernièrement, on est tombés sur cet article dans Le Figaro. La BCE a adressé une lettre à l’Italie, qui donne carrément des ordres au gouvernement. Trichet et son successeur, Mario Draghi, listent carrément les sociétés à privatiser : « transports publics, voirie, fourniture d’électricité, à l’exclusion de la distribution d’eau qui devra rester publique ». Ils exigent de modifier le Code du travail, « de rendre plus flexibles les procédures de licenciement », de « privilégier les accords au sein des entreprises aux conventions sectorielles ». Et surtout, ils imposent à Silvio Berlusconi de « procéder par décret, d’application immédiate, et non par projet de loi, que le Parlement met toujours du temps à approuver. » Même l’ancien commissaire européen Mario Monti estime, désormais, que l’Italie est dirigée par un « podestat étranger ». Et Le Figaro conclut : « Si ce n’est pas un programme de gouvernement ou une mise de l’Italie sous tutelle, c’est tout comme. »

Antoine : À lire ces lignes, on a le sentiment que le centre du pouvoir s’est déplacé là-bas, à Francfort. Et pourtant, cette capitale demeure largement invisible. Je veux dire, pour l’instant, il n’y pas eu de manifestations d’Italiens, de Grecs, de Français, entre la cathédrale Saint Barthélémy et la place Römerberg.

Frédéric Lebaron : Exactement. On pourrait dire que la BCE a construit son invisibilité. Elle s’est placée dans une position d’expertise, au-dessus des partis et des états. Il y a très peu de travaux universitaires à son sujet – et elle fait tout pour les décourager. Il y a également peu d’investigations des journalistes. Pour l’instant, elle a rarement été la cible des mouvements sociaux – qui s’en prennent aux dirigeants nationaux.

François : Dans nos cortèges, on se moque de Sarkozy, mais jamais on n’a brûlé une effigie de Trichet…

Antoine  : Qui c’est, d’ailleurs, Trichet ?

Frédéric Lebaron : Eh bien, même s’il cultive une image « apolitique », cet ingénieur des Mines et énarque a été conseiller de Giscard d’Estaing à l’Élysée, puis directeur de cabinet d’Edouard Balladur au ministère des Finances, en 1986, quand la droite privatisait les banques, les assurances, TF1… En 1993, il est devenu gouverneur de la Banque de France et est resté célèbre en pratiquant la politique du « Franc fort », dont il a été l’un des principaux théoriciens.

Antoine : Du franc fort à Francfort…

Frédéric Lebaron : L’objectif de sa « désinflation compétitive » était de défendre coûte que coûte la parité du Franc face au Mark. Ce qui a produit une montée du chômage, car on limitait l’accès au crédit en maintenant des taux d’intérêt élevés.

François : C’était la politique de la BCE avant la BCE ?

Frédéric Lebaron : Si on veut. Enfin bref, sous couvert d’ « expertise », Trichet ne s’est jamais privé d’intervenir dans la politique française : lors du passage aux 35 heures, par exemple, il avait mis en garde contre le risque de « renchérissement du coût du travail ». De façon déguisée, mais il fait de la politique.

Au service des peuples, ou des rentiers ?

Antoine : Quand je me suis rendu à la BCE, je n’ai pas échappé à un superbe Power Point, et surtout on m’a remis cette brochure : « Pourquoi la stabilité des prix est-elle importante pour vous ». L’intervenant était très fier de montrer, graphique à l’appui, que l’objectif des 2% d’inflation avait toujours été respecté.
Mais pourquoi, en fait, la stabilité des prix est importante pour moi ? Pourquoi on en a fait la priorité des priorités ?

Frédéric Lebaron : Tout d’abord, ce chiffre de 2% est comme sorti d’un chapeau : on n’a jamais su en quoi il correspondait à un « niveau optimal d’inflation ». Pourquoi pas 3 ou 4%, ce qui semble historiquement plus réaliste ?
Ces discussions de chiffres peuvent paraître inutiles, mais avec 4 % d’inflation – ce qui n’est pas non plus l’Allemagne des années 20 – cela pousserait à augmenter les bas salaires, réduirait d’autant la dette de l’État et celle des ménages ou des entreprises...

Antoine : Mais de qui l’inflation est-elle l’ennemi ? L’intervenant de la BCE m’a expliqué que c’était avant tout mauvais pour les personnes ayant une petite retraite...

Frédéric Lebaron : C’est faux. Même si cela déplaît aux dirigeants économiques, les retraites, comme les salaires, devraient toujours être indexés sur l’inflation. Non, l’inflation, c’est d’abord l’ennemi des créanciers, des détenteurs de capitaux, de ceux qui ont beaucoup d’argent à placer. Pour Keynes, l’inflation participe à « l’euthanasie des rentiers » : la valeur réelle de leur épargne diminue.

Antoine : Et donc, il faut d’autant plus nous persuader que c’est important pour nous. Alors que ça va contre notre intérêt…

Frédéric Lebaron : Tout à fait. Derrière des mesures présentées comme « techniques », la BCE a un agenda caché : réduire les coûts salariaux, diminuer la pression fiscale, abaisser les protections sociales...

François : C’est presque une lutte des classes, discrète, d’autant plus discrète qu’elle passe par des instruments monétaires, auxquels personne ne comprend rien.

Frédéric Lebaron : En quelque sorte. D’ailleurs, il faut faire un retour en arrière, aux années 70. Là, les dirigeants économiques ont nourri des inquiétudes très fortes. Ils avaient le sentiment qu’ils ne contrôlaient plus la machine, que les hausses de salaire devenaient quasi-automatiques, avec des revendications puissantes. À l’inverse, les profits, les dividendes, les revenus du capital diminuaient. L’inflation gênait les banques et les acteurs financiers parce qu’elle réduisait la valeur des créances et favorisait les personnes qui s’endettent. Ils ont donc mis en scène l’hyperinflation. Ils l’ont présentée comme une menace, comme un danger pour toute la société. Dans les années 80, on a donc rétabli une économie favorable aux créanciers, aux rentiers.

Antoine : Et ça vaut toujours trente ans plus tard ?

Frédéric Lebaron : Le débat se rouvre en ce moment. L’ancien chief economist du FMI, Kenneth Rogoff, vient de secouer ce tabou. Il propose une inflation modérée, à hauteur de 5–6%, comme moyen de réduire les dettes publiques. C’est une solution qui a fait ses preuves dans le passé, mais qui implique pour les entreprises de moins rémunérer leurs actionnaires… Mais il reste isolé. Vous avez vu Le Monde d’aujourd’hui ?

Antoine : Non.

Frédéric Lebaron : C’est comme la réponse de l’orthodoxie à Kenneth Rogoff, pour que, justement, ce débat ne se rouvre pas vraiment. Sur les six personnalités interrogées par Le Monde, comme par hasard, aucune n’est favorable à l’inflation. Jacques Delors annonce que « l’inflation n’est plus une solution ». Pour Daniel Cohen cette proposition est « complètement en dehors des clous », et pour Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France, laisser courir l’inflation « est immoral et dangereux ». Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI, qui avait pourtant proposé une inflation à 4% en 2010 et déclenché une réaction hystérique des banquiers centraux, crache le morceau avec franchise : pour lui, l’inflation s’apparente à une « expropriation ». On voit parfaitement qui peut avoir peur d’un taux d’inflation un peu plus élevé...

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  • quelques soient les réflections de ces économistes nous on survie comme on peux de toutes façon ce sont tous des ultras liberalistes !

  • L’inflation ok, mais pas sans indexation des salaires donc ! Cela ne peut qu’aller ensemble il me semble...

  • Bonjour,

    Sa n’est pas un commentaire mais une question.

    Que veut dire indexer les salaires et les retraites sur l’inflation ?

    Merci d’avance, vos articles sont très intéressant.

  • ... vous serez sûrement sensible au panégérique de Alain Minc au sujet de JC. Trichet...

    http://www.lexpress.fr/actualite/economie/alain-minc-rend-hommage-a-jean-claude-trichet_1044564.html

  • "l’inflation, c’est d’abord l’ennemi des créanciers, des détenteurs de capitaux, de ceux qui ont beaucoup d’argent à placer."

    D’une ceux qui ont de gros moyens savent placer leurs sous avec des rendements dépassant, de loin, l’inflation... inflation qui ne rogne donc que l’épargne de précaution et retraite de gens bien plus modestes qui en ont certes un peu de côté, mais qui l’auront gagné par le travail (déjà très taxé, bien plus que des plus values financières)... mais sans avoir les moyens de payer un gestionnaire de leur (petite) fortune.

    De deux, une inflation qu’on laisse filer ce sont des remboursements qui baissent mécaniquement en faveur des emprunteurs : Pensez-vous réellement qu’une politique laxiste en matière inflationniste ne serait pas compensée par les créanciers sur les taux de souscription ? Les spread exploseraient comme assurance sur la valeur des remboursements à venir.

    En gros, une politique inflationniste favorise plutot les cigales que les fourmis... et la dette qui est notre problème numéro 1.

  • "ça n’est pas un commentaire mais une question.
    Que veut dire indexer les salaires et les retraites sur l’inflation ?"
    Simplement indexer les revenus (salaires, retraites) sur les prix (carburants, logements, nourritures, eaux, gaz,électricité... pour ne citer que ce qui a le plus augmenter).
    "D’une ceux qui ont de gros moyens savent placer leurs sous avec des rendements dépassant, de loin, l’inflation..."
    Pas si sure, rappeler vous la crise de 1929 : L’inflation fut telle que les rentiers et grande fortune ont été ruiné, ceux qui ne ce sont pas suicidés ont été obliger d’aller bosser. L’image de la brouette de billet pour acheter une baguette de pain, ou des timbres postaux dont les guichetiers de postes rajoutaient un 0 par semaine avec un tampon encreur à la droite du prix.
    Alors a qui profite la stabilité des prix, donc pas d’inflation ?
    "inflation qui ne rogne donc que l’épargne de précaution et retraite de gens bien plus modestes" >>> si les salaires et retraites sont indexé sur l’inflation (le cout de la vie réelle) pas trop de problème. Au faite combien valait l’ancien Franc par rapport au nouveau Franc ? (100 fois plus)
    Combien vaut l’Euro par rapport au Franc de 1998 (6.55957 fois moins que le franc) ? La c’est plus dur à définir puisque si nous reportons les prix actuels en Franc, ainsi que nos salaires, on se rend compte que les premiers ont fortement grimpé, et que le second a stagné, voir baissé...
    "une inflation qu’on laisse filer ce sont des remboursements qui baissent mécaniquement en faveur des emprunteurs"
    Oui, c’est ce que l’on a vu dans les années 70, entre autre dans l’immobilier : une maison acheté 135000 Frcs en 1970 s’est vu vendu vendu 350 KFrs fin 70, 600KFrs mi 80, atteindre 1M Frs début 90, 250 000 euros en 2000 pour atteindre 350 K Euros actuellement. Début 80 les taux bancaires étaient de 15%, fin 80 supérieur à 12%, début 90 10% et n’ont fait que baissé dans les années 1990 pour atteindre 3% fin 1990 début 2000, et remonté que très légèrement depuis.
    Et alors ? On vivait mal avant ?
    Quand les prix montent, les taux d’intérêts baissent mécaniquement car les d’emprunteurs diminuent, quand les prix baissent les taux d’intérêts montent car les emprunteurs augmentent. moins les gens achètent et investissent, plus l ’épargne augmente, et plus il y a de l’argent en épargne, plus les taux d’intérêts des prêts baissent car les risques de non remboursement sont minimes et largement compensé et assuré par l’épargne.
    Tous se borne à une règle de 3.
    "En gros, une politique inflationniste favorise plutot les cigales que les fourmis... et la dette qui est notre problème numéro 1."
    Ouai,ouai,ouai...Je croix que notre problème N°1 est le PIB (produit intérieur brut par habitant), en gros l’industrialisation de la France.
    N’est ce pas de "l’Inflation" que de délocaliser pour baisser les couts de main d’œuvre ? Faire marcher la planche à billet pour uniquement faire augmenter la marge "bénéficiaire" à diviser par un nombre le plus restreint possible de bénéficiaire ?
    Toute l’économie se borne à une règle de 3 :
    Il est plus facile de faire payer 1 Euros/jours à 60 Millions de personnes que de faire payer de grosses sommes d’argents aux puissants ne serait ce qu’une fois l’an...Et au final bien plus rentable !!!!