Coloriages & prises d’otages (2)

par Emma Souloy 22/11/2013 paru dans le Fakir n°(60) avril - juin 2013

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Dans le 93, les instits sont séquestrés par les parents, les directeurs d’écoles pris en otages, et ils en redemandent ! C’est que, vraiment, l’école ne tourne plus rond, les profs sont ballotés d’une classe à l’autre, et les enfants d’un non-remplacement au suivant. Reportage dans la fabrique du décrochage scolaire.

École Marie-Curie (Bobigny)
[**Véronique, directrice.
Le syndrome de Stockholm*]

« Il paraît que vous avez été séquestrée ?
— Oui,
sourit Véronique, la semaine dernière, par une mère excédée de l’absence de remplaçant pour la classe de sa fille. »
Véronique, instit militante, syndiquée à SUD, souffre du syndrome de Stockholm : elle aime ses geôliers, elle les réclame presque, ces prises d’otages. De quoi faire pression sur la hiérarchie.
« Le matin, la maman me demande : “Qu’est-ce que je peux faire ?” Je lui dis : “Appelez l’administration.” Elle a appelé directement le ministère de l’éducation nationale, qui l’a traitée comme un chien. Je vais à l’inspection académique, justement, vous me suivez ? »
Je l’accompagne sur le parking. « Donc, la maman d’Énora revient à 13 heures, bouleversée. Faut préciser que l’instit était déjà tombée malade en janvier et n’avait pas été remplacée. Les instits s’étaient mis en colère. Du coup, ils avaient pris un remplaçant dans une autre école et l’ont mis chez nous de force. Un gars très sympa d’ailleurs, bosseur. Au bout d’une semaine, il chope la grippe. Il s’est arrêté le minimum, deux jours, mais les parents étaient déjà à s’évanouir d’horreur !
« Le problème, elle analyse au feu rouge, c’est qu’au tout début de l’année scolaire ils ont utilisé les remplaçants titulaires pour ouvrir de nouvelles classes. Il manquait 250 personnes dès le jour de la rentrée. Donc, après, ils ont pris les remplaçants vacataires. Donc, un moment, il n’y avait plus rien du tout.

« Bref, à 13 heures, la maman me séquestre. Elle a appelé tous les parents, un par un. Le soir ils ont fait une réunion. Et ils ont trouvé une idée : grimper sur le toit de l’école et monter des tentes. Le jeudi matin, elle est venue avec sa petite valise, bien décidée à s’installer là-haut.
« Ils en sont réduits à embaucher des contractuels, au pied levé. On en a trouvé quelques-uns, qui ont échoué au concours. Ils échoueront de nouveau l’année prochaine, à cause de ces remplacements. Et ils auront rien en finissant. En général c’est les plus pauvres qui acceptent.

« En tout cas, en raison de nos joies sur le toit, suite à l’appel des parents, la moitié de la presse française vient. Car elle est émouvante, la maman. Le député appelle, l’élu appelle. L’inspecteur en personne se déplace. À 10 h 30, on nous propose un temps partiel en quart temps. Je refuse. À 11 heures, on nous propose une titulaire formée et qui connait déjà la classe. »

On rentre dans les locaux de l’inspection académique. Véronique s’engouffre dans un couloir : « Je te récupère en sortant. » J’en profite pour interroger les agents d’accueil : « Vous avez entendu parler des parents sur le toit d’une école, pour protester contre le non-remplacement des profs ?
— Ça m’étonne pas,
Patricia hoche la tête.
— C’est notre lot, les parents en colère, renchérit Didier. Les premiers qui prennent, c’est nous ! Il décroche le téléphone. “Inspection académique, bonjour !”
_ — On essaie de les calmer, approuve sa collègue, et après, soit ils se calment, soit ça continue jusqu’à ce qu’ils soient reçus.
— Vous avez des enfants ? Vous avez eu des problèmes avec leur école ?
— Mon fils a 20 ans, il a fait sa scolarité au Bourget, à l’école privée. J’ai jamais eu de problème. On a aussi des enseignants de l’élémentaire qui viennent devant l’inspection. Avec des banderoles, tout ça.
— Une fois,
raconte Didier, qui vient de raccrocher, j’étais à l’accueil, les parents rentrent, font du boucan. Il a fallu que je sois un peu agressif. »
Véronique arrive en trombe : « On y va ! ». Patricia s’offusque : « Elle nous interviewe ! Pour une fois qu’on s’intéresse à nous. » Je prends les deux agents en photo : « On va être dans le journal ! On est des stars ! »

Je rattrape Véronique en courant. « Puisque vous êtes classés ZEP, vous êtes prioritaires, non ?
— Tiens, tu vois les tours grises à gauche ? elletend le bras. C’est pas ZEP. Tu vois ces tours à droite ? C’est ZEP. Tu vois une différence entre les deux, toi ? Les pas ZEP, ils ont un demi-Rased, nous on l’a en entier. Mais l’année prochaine on aura un demi-Rased aussi car la mairie construit une école sans prévoir de Rased de plus. »

On se gare sur le parking de l’école : « Je me suis promenée, donc j’ai pas eu les emmerdes qui m’attendent à l’école. Tu vas voir. »

On entre dans le bâtiment, l’alarme incendie se met à gueuler dans toute l’école : « Ils me font chier de faire ces tests pendant l’heure scolaire. Ils croient que je suis inoxydable », peste la directrice. L’alarme s’est enfin arrêtée, Véronique, non : « Moi, je suis assez combative et du coup les parents aussi, ça doit être contagieux cette affaire-là. Mais comment vont faire les écoles qui ont des toits en pente ? Si on enlève les remplaçants dans l’année, les parents se feront hara-kiri ou iront découper l’inspecteur en rondelles ! »

École Paul-Langevin
[**Nahomie, maman de Whyat.
Vivement la Suisse !*]

« Je suis réceptionniste en hôtellerie, à Paris, dans le XVIe. » Elle est très classe, Nahomie, on pourrait presque croire qu’elle y vit, dans le XVIe. Cette après-midi, elle est venue rechercher son petit, Whyat, à la sortie des classes : « De septembre aux vacances de Noël, c’était catastrophique. On passait pas une semaine sans qu’il y ait au moins trois ou quatre profs absents. Parfois, les enfants sont assis sur le sol au fond de la classe. On leur fait faire des “coloriages magiques”. Mon fils a déjà fait des crises pour ne pas aller à l’école. Du coup, je téléphone pour ne pas aller au travail. À cause de ce problème-là, énormément de parents ont retiré leurs enfants pour les mettre dans le privé. »
Whyat raconte sa journée : « La maitresse, aujourd’hui, elle m’a lancé une craie dans la figure. Aussi, elle arrache les pages des gens, ça se fait pas. »

Nahomie soupire : « L’année dernière, c’était la pire année de mon fils. Il avait fait des bêtises. La maîtresse a écrit que Whyat “n’était pas indispensable en classe”. Ça l’a profondément blessé. Il a dit “elle veut plus de moi, j’ai plus besoin d’y aller”. »
On se rend au parc à côté, Whyat court vers une balançoire : « À la fin de l’année, poursuit Nahomie, mon fils il sera plus à Paul Langevin. On en a discuté moi et lui. On quitte la France. Je veux lui donner un minimum de chances pour réussir. Il a changé. Il est plus violent, je vois comment il se met à parler. C’est aussi le quartier où on vit. Les enfants traînent dans la rue le soir, pas le mien. On va en Suisse. J’y vivais avant. Je suis allée au collège à Asnières, puis à Colombes, et ça m’a marquée. L’expérience a été très mauvaise. On dégoûte les enfants en primaire pour qu’au collège ils lâchent l’affaire. C’est comme si le sort des gens ici était déjà réglé, comme si on abandonnait les gens à leur sort. »
Nahomie aperçoit comme un complot, comme si les élites, les riches, les politiques, avaient choisi consciemment, volontairement, que les pauvres du 9-3 échouent. Malheureusement, non. Malheureusement, ce mécanisme social est inconscient, involontaire. Malheureusement, car un choix délibéré serait facile à remettre en cause, bien plus aisé qu’un fonctionnement collectif profondément ancré.

Dans le petit parc, niché entre les barres d’immeubles, quelques mamans profitent des premiers rayons du soleil de l’année, avec leurs enfants qui jouent sur des balançoires. Elles discutent de la réforme des rythmes scolaires : « Comme si c’était la priorité ! s’emporte Nahomie. Ils feraient mieux de régler les problèmes de tous les jours avant de rajouter un autre jour.
— C’est n’importe quoi !
s’indigne une maman. C’est abusé, le mercredi c’est le jour des sports ! Bande de bouffons ! Et le jour où ils rechangent ? Tu dis à ton patron “attendez, ils ont rechangé, je reprends le mercredi” ? Et les animateurs du centre de loisirs, de la piscine, ils vont faire quoi ?
— Et trois mois de vacances d’été, c’est trop, tranche une autre mère. Ceux qui travaillent peuvent pas.
— Tu le mets au centre de loisirs.
— Eh, tu penses à l’argent, steuplé ?
s’énerve Nahomie. Tout le monde peut pas. Déjà, en septembre, j’ai donné 20 €. C’est sensé être pour les voyages. En fait, toutes les sorties que Whyat a fait, ils m’ont demandé des sous en plus.
— C’est comme pour les sorties cinéma, à chaque fois ils demandent 2,50 euros en plus.
— Moi c’est 3,50.
— Tu te fais carotte ! »

Whyat arrive en courant : « Maman, t’as vu, il y a un rat qui est passé ! »

Une réunion de parents est prévue à 18 heures, à l’école.
J’accompagne Nahomie. Sur le chemin, elle se confie : « Le père de Whyat a fait une croix dessus. Avec Whyat on est très proches, parfois trop, un moment on était fusionnels. Une mère célibataire, ça va zapper sa vie perso. Le dimanche, on regarde des documentaires ensemble, il faut bien assouvir sa soif de curiosité. Parfois, on prend un train et on regarde le paysage jusqu’au terminus. Si Whyat voit un paysage qui lui plaît, on descend à la station. »

École Paul-Langevin, Saint-Ouen
[**_ Géraldine, maman de Malcolm-Sérine.
« J’ouvre ma bouche »*]

On rentre dans l’école.
Sur les bancs installés en cercle, les parents listent les revendications, bientôt rejoints par les instits et le directeur. La prochaine action est décidée : un départ en car, mardi prochain, pour l’inspection académique.
« Je suis tombée comme un gros caca au milieu de la rue », dit Géraldine, une jambe dans le plâtre. « J’espère qu’ils ne vont pas faire comme la dernière fois et fermer les bureaux . »
Ça lui rappelle sa jeunesse : « Je me souviens qu’en maternelle, on chantait “Giscard au placard, Mitterrand président”. Le 10 mai 1981, c’était mon anniversaire, mes dix ans. Y avait du monde à la maison. Les grands ont dit “on va à la Bastille”, ils m’ont emmenée avec eux. C’était un grand moment. J’y croyais. C’était le printemps des peuples, la révolution.
— T’es politisée ?
— J’ouvre ma bouche avec mes mots et je parle un peu cru. S’il faut taper du poing sur la table, je le fais. Je suis une fille de Saint-Ouen, moi. J’aurais pu partir, mais jamais : je revendique mon 9-3-4 jusqu’au bout ! Parfois, j’ai envie d’aller vivre à la campagne. Mais Saint-Ouen, c’est une ville super. Enfin, maintenant, on dirait qu’ils veulent que ça ressemble à Levallois. C’est horrible Levallois. J’ai grandi ici avec les jeunesses communistes, le mouvement de libération de Mandela, le PC, les puces le dimanche. C’est un endroit où on te donne ta chance.
— Et la violence ?
— Le maire veut tout rapporter à ça. Les problèmes à l’école ça n’a rien à voir ! C’est trop facile de faire l’amalgame. J’en viens à regretter que mon fils passe en sixième car c’était vraiment bien cette école, envers et malgré tout. On s’est battus, on a séquestré le directeur avec sa bénédiction, on a bloqué l’inspection académique, on fait des manifs le dimanche, on bloque le marché. La municipalité a fini par nous entendre. La lutte va continuer. »

Inspection académique, Bobigny
[**Directeur de l’inspection.
Encore un effort, camarade…*]

« Ils sont coincés dans l’ascenseur ! » Ça ne la fait pas rire, l’inspectrice. Au bout d’une demi-heure, Alexandra, Nahomie et les autres parents, libérés par le technicien, arrivent sous les applaudissements. Loïc expose les revendications aux deux inspecteurs et au directeur d’académie, Jean-Louis Brison. C’est lui qui répond – et qui peint un tableau de l’éducation nationale presque aussi apocalyptique qu’un militant gauchiste :
« Je vais naturellement vous décevoir. Je ne peux que répartir les moyens confiés au 93. Le budget est défini par la loi de finance. Entre 2002 et 2012, 80 000 emplois ont été fermés, à 99 % des postes d’enseignants. Ça fait du dégât. La loi Peillon, c’est la réintroduction de 60 000 emplois en cinq ans, mais sans création de postes de fonctionnaires. Dans le 93, en 2012, il y a eu 1 700 élèves de plus avec 26 emplois en moins. En 2013, il y aura autant d’élèves en plus mais avec 150 emplois de plus. Je vous le dis franchement, j’aurais préféré que ça soit plus. J’ai décidé d’en mettre 60 sur les problèmes de remplacement. On a un sous-ensemble destiné au remplacement qui est un des plus bas de France.
— Pourquoi ?
interroge Nadia.
— Depuis dix ans, on n’a pas mis le nombre de postes suffisant. On a diminué d’année en année, comme un oignon qu’on pèle. Je suis arrivé en juin. Le ministre m’a donné l’autorisation, en juillet, de recruter des vacataires. Aujourd’hui, ils sont 224 étudiants recrutés depuis septembre.
— Nos enfants savent même plus pourquoi ils vont à l’école !
intervient Loïc. Après, on voit des cars de CRS en bas de la cité car y a des mômes de quatorze ans qui sont dé-scolarisés. Et figurez-vous que c’est nos mômes qu’on voit ! »
La salle approuve bruyamment :
« On veut pas laisser crever nos mômes !
— J’ai assisté à une réunion sur la sécurité avec le préfet, raconte un conseiller municipal présent. C’était à quelques pas de l’école Paul-Langevin. C’est vraiment terrible ! Que vont devenir nos jeunes ?
— Je comprends,
reprend M. Brison. Mais je ne fais pas la loi, moi. Je suis chargé, modestement, de l’appliquer.
— On va recréer des emplois dans les zones RAR,
explique l’inspectrice, mais Saint-Ouen n’est pas concernée.
— RAR ?
— Réseau ambition réussite. »

Les parents s’énervent : « On n’a pas le droit de réussir à Saint-Ouen ?
— Ça correspond à rien de ce qui se passe chez nous !
s’exclame Loïc. Nos enfants sont en danger ! Il faut un plan d’urgence ! Ça s’est fait en 1998.
— Effectivement,
confirme le directeur, en 1998, il y avait eu un mouvement social qui a abouti à des moyens importants. Ça dépend des citoyens. Et de la classe politique. »
On dirait presque qu’il a envie d’être séquestré, lui aussi…

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