Faut-il faire sauter Bruxelles ?

par François Ruffin 16/02/2014 paru dans le Fakir n°(64 ) février - avril 2014

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Avant les Européennes, Fakir Éditions publie un petit bouquin, « Faut-il faire sauter Bruxelles ? » C’est une balade dans la capitale belge, entre le Parlement européen, la Commission, le bâtiment « Jacques Delors », la DG Environnement, la Sofina, la Confédération européenne des syndicats… Comme d’habitude, on vous offre le prologue.

[([**Faut-il faire sauter Bruxelles ?*]


Fakir Éditions
Environ 120 pages
Prix : Une balade dans Bruxelles pour 7 euros seulement !
Frais de port : 2 €

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J’ai mis les pieds dans le « quartier européen », à Bruxelles, pour la première fois au printemps 2009. Qu’est-ce que je venais découvrir sur ces grandes dalles de bitume, entre ces buildings de verre ? Je ne savais pas trop. Je me sentais seul à errer, pas encore badgé par le service de presse, descendant et remontant des escaliers de granit, renvoyé du « bâtiment Spinelli » au « bâtiment Schuman », avec ces courants d’air froids au ras des immeubles. Pourquoi j’allais pas, plutôt, boire des bières dans le populeux Schaarbeeck avec mon chaleureux copain Ronnie ? J’allais demander mon chemin à une hôtesse quand, à l’entrée du Parlement, juste devant, je suis tombé sur cette plaque :

« C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement. « SEAP. Society of european affairs professionnals. Incorporating felpa. Fédération européenne du lobbying et public affairs. « Inaugurée le 6 décembre 2001, par Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen ».

Était ainsi scellée, gravée dans le marbre, l’amitié entre les lobbies et les députés. Directement sous les fenêtres de l’Assemblée !
C’était là, sous nos yeux, tellement évident, qu’on ne l’apercevait plus – comme la lettre volée d’Edgar Poe. Des centaines d’élus sont passés des centaines de fois devant cette inscription, des milliers de journalistes des milliers de fois, et sans qu’ils ne s’insurgent publiquement, sans que cette connivence affichée ne suscite des torrents d’indignation. C’était tout bête : voilà mon enquête, j’ai pensé.
Je l’ai menée.
Je suis rentré chez moi.
Et puis, j’ai réfléchi.

C’est pas rien, l’Europe.
Elle surveille nos déficits et contrôle nos budgets.
Elle pond des centaines de directives et des milliers de règlements, de la privatisation du rail jusqu’aux dates d’ouverture de la pêche à pied. Elle gère notre monnaie. Elle signe des accords de libre-échange, en notre nom, depuis l’OMC jusqu’aux Caraïbes en passant par du transatlantique. Elle en appelle à la « compétitivité » et à la « modération salariale ». Elle renforce son rôle dans la crise, désormais garante de « la Stabilité la Coordination et la Gouvernance ». Et autant on surveille l’Élysée, les faits et gestes du Président, son choix de cravate et ses éléments de langage, autant, bon, la Commission, rien que d’y songer ça nous fait bailler : comment s’informer sur ce machin qui, à deux heures de Thalys de Paris, nous paraît si lointain ?

Comment s’informer ?

On peut écouter les grands médias.
Mais mieux vaut ne pas.
Le référendum de 2005 l’a prouvé : eux mènent campagne, ils n’informent pas. « Il se répand en France une sorte de grande peur, diagnostiquait Olivier Mazerolles sur France 2. Comme il y a eu la peur de la grande peste, là, on a peur que cette Constitution ce ne soit une machine libérale à la britannique. » Avec subtilité, Alain Duhamel comparait, sur RTL, Filoche, Mélenchon, Emmanuelli à Mao : « Ceux qui sont, au sein du Parti socialiste, contre le marché et contre la concurrence, ils sont pour quoi ? Ils sont pour quelque chose de plus dirigiste que la Chine communiste d’aujourd’hui ? » Le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, rédigeait un tract en guise d’éditorial : « La France joue-t-elle à se faire peur ?, s’inquiétait-il. Sans l’euro, dans quel désordre serions-nous ? Comment ne pas voir qu’un non français serait une rupture majeure et un signe clair de recul ? » Pour Alexandre Adler, sur France Culture, les partisans du « non » étaient les héritiers de Vichy : « Il y a une France qui aujourd’hui est arrivée au bord de l’explosion, une France sclérotique, une France prétentieuse, une France tournée vers elle-même, une France qui se croit irremplaçable et qui se trompe. Cette France, excusez-moi de ce petit supplément de propagande, c’est bien sûr la France du non. » Quant à Pierre Weill, sur France Inter, il regrettait la faute du président Chirac : « C’est quand même très technique cette Constitution. On aurait pu la faire voter par le Parlement français réuni en Congrès. » Cette erreur ne sera plus commise. Malgré 73 % du temps de parole médiatique pour le « oui », les Français votèrent « non » à 55 %. Le déchaînement redoubla alors : « tsunami », « catastrophe », « impasse », « fiasco », « crise majeure »… Les électeurs étaient juste malades, de corps et d’esprit : « Ce sont des cris de douleur, de peur, d’angoisse et de colère que l’électorat de gauche a poussés dans les urnes », commentait Serge July dans Libération – qui diagnostiquait une « épidémie de populisme ». Cette bataille est finie. Le matraquage se fait plus doux, plus discret. Même si son ton ressuscite parfois celui de la Pravda : tantôt « un vent nouveau souffle sur l’Europe » (France Inter, 10/10/12), tantôt l’Europe connaît un « mercredi rose » (France Inter, 13/09/12). Même en pleine panade, les ténors de la presse s’émerveillent devant « la solidarité impressionnante » de l’Union, qui « ne laisse pas tomber la Grèce ». Et nous promettent des lendemains qui chantent sur fond de drapeau bleu : « Dans cette crise, l’Union a si bien resserré ses rangs […] que le cap de l’union politique est maintenant pris », « l’utopie fédérale est devenue hier le programme de la Commission mais une utopie réfléchie. » Cette propagande a le mérite, au moins, de ne pas avancer trop masquée. On peut écouter les grands médias, oui. Mais plutôt pour s’amuser.

On peut lire les textes européens, sinon. C’est une expérience à mener, au moins une fois. S’y découvre l’obsession, répétée toutes les trois lignes, d’une « économie sociale de marché hautement compétitive », de la « libre circulation des capitaux entre États membres et pays tiers », de la « concurrence libre et non faussée », etc. Ainsi du « Pacte Euro Plus », entériné par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel au printemps 2011, et aujourd’hui central : « Le coût de la main d’œuvre fera l’objet d’un suivi par comparaison avec l’évolution dans d’autres pays », nous dit-on (et sans qu’il soit prévu de semblables « comparaisons » pour les dividendes des actionnaires ou les parachutes en or des PDG). Nul salarié n’échappera à cette austérité : « Les états doivent veiller à ce que les accords salariaux dans le secteur public viennent soutenir les efforts de compétitivité consentis dans le secteur privé. » Que la régression soit uniforme. Tel un maelström idéologique, mille rapports, plus confidentiels, viennent ressasser cet impératif. Ainsi, dans cette « Évaluation du programme de réformes pour 2012 », on nous indique qu’ « un salaire minimum élevé est considéré comme un handicap pour les perspectives d’emploi ». Fort logiquement, les commissaires ont donc recommandé au gouvernement français de « limiter la hausse du Smic ». Ce qui fut fait. D’où leurs félicitations : « L’évolution du salaire minimum a été contenue. L’écart entre le Smic et le salaire moyen s’est creusé. » Une excellente chose pour stimuler les énergies, que cette inégalité. Et de louer, enfin, les efforts pour « améliorer la flexibilité des contrats de travail ». Quant à « la pression fiscale » – une formule qui, naturellement, remplace le « taux d’imposition » – elle est, nous prévient la Commission, « déjà élevée en France ». Moins d’impôts, un Smic moins élevé, plus de flexibilité, voilà la recette du succès. Et tout ça, présenté non comme un programme politique, mais comme des recommandations techniques. Qui à force de rabâchage s’ancrent dans les esprits, et y forgent des évidences. Déchiffrer cette production littéraire se révèle donc instructif. Mais fort laborieux également : mieux vaut disposer d’un Master en économie, ou d’un doctorat en droit communautaire...

On peut rencontrer Gilles Raveaud, aussi, professeur à l’ « Institut d’études Européennes » à l’Université Paris VIII-Saint-Denis : « Je défends le projet européen et pourtant, aujourd’hui, par honnêteté, j’enseigne tous les jours à des étudiants europhiles, qui viennent de partout sur le continent, pourquoi l’Europe ça ne marche pas, et pourquoi, quand ça marche, ça fait des trucs dégueulasses. Mais je le fais par fidélité au projet européen, puisque c’est l’Europe qui, aujourd’hui, va contre cet idéal. J’ai commencé par être berné, parce que mon premier vote, ça a été sur le traité de Maastricht, et je me rappelle très bien de cette campagne-là. Mon papa socialiste m’avait convaincu qu’il fallait voter oui, parce qu’on aurait une Europe sociale et une Europe politique. Mais en lisant les journaux, les arguments, à l’époque, de Chevènement, me paraissaient beaucoup plus logiques, beaucoup plus convaincants. Et aujourd’hui, ce qui est impressionnant vingt ans plus tard, c’est de voir que les gens qui militaient pour le non au traité de Maastricht avaient entièrement raison. Ce qui est incroyable, c’est qu’on a toutes les connaissances, historiques, théoriques pour savoir que la mécanique engagée en Europe est complètement dingue. Et si vous lisez même les textes d’économistes américains tout à fait libéraux, ils le disent. Vous n’en trouvez quasiment pas un pour défendre ce que fait l’Union européenne. Donc on est vraiment dans un processus complètement fou, qui est guidé par une espèce de rationalité qui s’est installée dans les traités européens, dans les textes etc., et aujourd’hui on n’arrive pas à en sortir. »

On peut lire les ouvrages de ses collègues de l’Institut : le remarquable L’Europe sociale n’aura pas lieu, d’Antoine Schwartz et François Denord, Sortons de l’euro ! de Jacques Nikonoff, En finir avec l’eurolibéralisme, de Bernard Cassen, etc.

On peut, comme ça, s’enfermer à la lumière d’un néon et potasser très sérieusement.
Parfait.

Admirer le paysage

Mais pour s’informer sur l’Europe, on pourrait aussi faire du tourisme, j’ai songé, de retour chez moi, après mon enquête sur la plaque. On pourrait se rendre à Bruxelles, dans sa capitale, pour voir autre chose que le Manneken Pis, l’Atomium, le Musée Magritte, ou des vitrines aux jeunes filles dénudées. On pourrait vraiment le visiter, le « quartier européen », un kilomètre carré, environ. J’y suis retourné à l’automne 2012. Et je vous invite, comme un guide, à flâner parmi ces bâtiments aux vitres teintées, ces grandes esplanades, ces blocs de béton armé, qui ressemblent à quoi ? à la Défense ? à une ville nouvelle ? à un centre commercial de luxe ? à Brasilia, cette cité née de rien ? « “Zoning administratif sans âme”, note La libre Belgique, “ghetto de cols blancs”, “apartheid économicosocial”, les mots des riverains n’ont jamais été tendres envers l’endroit qui accueille 50 000 fonctionnaires et compte plus de 3 millions de m2 de bureaux occupés » (21 juin 2010). Pour l’écrivain Nicolas Crousse, « le quartier du Berlaymont s’est progressivement vidé de son sang. Les habitants, qui étaient 30 000 avant l’arrivée des institutions, ne sont aujourd’hui plus que 900. » Parmi eux, « 300 indigènes » concentrés dans deux rues, rebaptisées la « réserve des Indiens » et « les 600 autres sont des concierges et patrons de penthouses courtisés. » Malgré les protestations, les banderoles tendues sur les façades, ce sont des familles entières, un quartier au complet, qu’on a déplacé pour que la Commission s’installe à son aise, le passé effacé, les résidents évacués. Et c’est déjà une information que la construction, très concrète, de cette Europe-là. On peut admirer le paysage, alors. Des vigiles de « Securitas » devant des entrées de parking. Des grandes artères pour voitures, des rues carrées, à l’américaine. Des Range Rover, souvent grises. Des trottoirs refaits. Des drapeaux qui pendent aux façades, effilochés, noircis. Des grandes sculptures, un peu d’art pour « humaniser ». La Direction Générale Agriculture, la DG Coopération, la DG Commerce, la DG Elargissement, la DG Relations extérieures, etc., autant de buildings qui se ressemblent. Mais à se balader entre les tours, on découvre d’autres détails, qui peuvent nous servir de symboles.

C’est une statue portant un euro à bout de bras. C’est un portrait géant de Jacques Delors. C’est un étendard « for jobs and growth » déployé. Et à entrer dans ces tours, à collectionner les prospectus, à assister à une conférence de presse, à discuter avec des fonctionnaires, des élus, des lobbyistes, des syndicalistes, comme ça, en reporter qui baguenaude, s’affiche tranquillement une idéologie. Une fusion, une confusion, de la politique avec la finance. C’est à cette promenade que je vous invite à ma suite. Une excursion dans la capitale de l’Europe. Mais qui est aussi, surtout, une incursion dans les têtes qui la font. Qui forgent notre quotidien, notre avenir, depuis Bruxelles.

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